On a joué à… « Frostpunk », le « Sim City » d’après la fin du monde
On a joué à… « Frostpunk », le « Sim City » d’après la fin du monde
Par Corentin Lamy
Jeu de gestion atypique, le post-apocalyptique « Frostpunk » n’est peut-être pas au niveau d’un « Sim City » mais réussi un exploit rare dans les jeux du genre : celui de raconter une histoire.
Aussi austère que soit son propos, « Frostpunk » est un jeu de gestion de toute beauté. / 11 bit studios
Jusqu’ici inconnus du grand public (qui se souvient de leur série Anomaly ?), les Polonais de 11 bit studios ont décroché le gros lot en 2014 avec This War of Mine, qui proposait de faire l’expérience de la guerre des Balkans, côté civil.
Leur nouveau jeu, Frostpunk, est disponible sur PC depuis mardi 24 avril. Un jeu dont l’action, toujours aussi peu gaie, a cependant le mérite de nous transporter dans un univers de fiction : une Angleterre victorienne postapocalyptique, frappée par une vague de froid sans précédent.
Dans le Londres de Frostpunk, le thermomètre affiche, les beaux jours, un timide – 20 °C. La neige recouvre l’intégralité du pays. Pour ne pas mourir sans avoir tout tenté, quelques dizaines de survivants se lancent dans l’immensité gelée et se décident à fonder une petite colonie autour d’un gigantesque réacteur à charbon au fond d’un cratère à l’abri du vent. C’est là que l’aventure commence.
Au début de chacun des trois scénarios, la situation est relativement stable. a ne va pas durer. / 11 bit studios
Frostpunk est un jeu de gestion de ville, dans la lignée de Sim City. Un jeu dans lequel, depuis le poste de capitaine de la colonie, il faut subvenir aux besoins de ses habitants, et donc développer une industrie, où travailleront davantage d’habitants, qui auront besoin, vous l’avez deviné, de davantage d’industrie.
Assez classique donc, d’autant que l’économie du jeu reste simple. On ramasse du bois, on mine du charbon, de l’acier, et on se débrouille pour maintenir nos stocks de nourriture dans le vert… Sans réelle gestion de la pollution, du trafic ou de la criminalité, Frostpunk fait volontairement l’impasse sur ce qui fait la profondeur de la plupart des jeux du genre. Sauf qu’il y a un twist : on n’organise pas une ville par – 50 °C comme une banlieue pavillonnaire américaine.
Le nerf de la guerre
Le nerf de la guerre, c’est la chaleur que produit le générateur géant. Pour avoir une chance de tenir, il faut en permanence l’alimenter en charbon. Débloquer des paliers technologiques pour lui permettre de réchauffer plus fort, plus loin, tandis que le fond de l’air, de jour en jour, se rafraîchit inexorablement. Surtout, cela change complètement le rapport à la planification urbaine. Chaque mètre carré réchauffé devient précieux. Et les dilemmes ne tardent pas à apparaître : vaut-il mieux loger tout le monde, ou construire un atelier ? Un hôpital de campagne ou une scierie ?
Idéalement, il faudrait tout, mais il n’y a jamais de bonne décision dans Frostpunk : certaines sont juste un peu moins pires que d’autres. Ces dilemmes, on les retrouve jusque dans des choix scénarisés, quand le peuple à la dérive vient s’adresser à son capitaine, et surtout avec le système politique qu’on va progressivement mettre en place.
Très vite, la question se pose : que faire des enfants ? On peut décider de leur construire des abris d’où ils pourront prêter assistance aux scientifiques ou aux médecins, à moins, plus prosaïquement, qu’on ne préfère les envoyer à la mine. Bien sûr, cela va fâcher du monde, mais peut-être que, si on leur offre un beau cimetière plutôt qu’une affreuse fosse commune, cela pourra calmer un peu les esprits.
Promettre monts et merveilles, un bon moyen de faire remonter le moral des troupes, mais gare à pouvoir tenir votre parole. / 11 bit studios
Tout est possible dans Frostpunk, même l’abject : il faut juste savoir doser, ne pas laisser se vider complètement la jauge d’espoir, ne pas faire déborder celle de mécontentement. Plus tard dans la partie, ce sont de véritables choix de société (en gros, fasciste ou théocratique) qui sont proposés, et vers lesquels devront se tourner ceux qui ont demandé de trop grands sacrifices à leur peuple.
C’est d’ailleurs le paradoxe de Frostpunk : les gestionnaires les plus efficaces, ceux qui arriveront à préserver la flamme de l’espoir et du bonheur sans concéder trop de sacrifices, n’auront finalement pas accès aux bâtiments (tours de surveillance, églises…) aux effets les plus radicaux – et intéressants.
Repousser l’inéluctable
Un jeu de gestion, c’est habituellement une boucle sans fin, source de défis toujours renouvelés. Un bon jeu de gestion peut accompagner un joueur des années, sans autre clap de fin que celui qu’il s’imposera. Pas Frostpunk, curieux jeu de gestion scénarisé, pour le meilleur et pour le pire.
Le meilleur, c’est donc sa volonté de raconter une histoire, qui permet de donner du corps aux choix moraux auxquels nous sommes confrontés en permanence. Le pire, c’est qu’une histoire, c’est certes un début, mais aussi, nécessairement, une fin. Et qu’une petite dizaine d’heures suffit pour y arriver. Et forcément, il y a quelque chose de frustrant dans le fait d’abandonner brutalement cette ville avec laquelle on a encaissé tant de coups durs, pour laquelle on a dû prendre tant de décisions déchirantes. C’est d’ailleurs sans doute pourquoi, malgré sa réalisation en tous points remarquable, Frostpunk ne coûte que 30 euros.
Mais pourtant, à elle seule, la dernière ligne droite de sa campagne principale vaut largement cette somme.
L’indispensable carte des températures, pour savoir qui seront les prochains à attraper un rhume – ou la gangrène. / 11 bit studios
Quand le froid le plus intense s’abat soudainement sur la ville, et que le thermomètre descend sous les – 100 °C. Que le vent se lève, souffle, hurle, sans discontinuer. Que nos administrés ne peuvent plus sortir de chez eux sans risquer de perdre un membre, mais qu’ils le font quand même parce qu’il vous faut absolument cette dernière planche, ce dernier bout de charbon, qui permettra – peut-être – de repousser un peu plus l’inéluctable.
A ce moment-là, l’interface du jeu elle-même commence à se retrouver piégée par les glaces – belle idée. La musique, jusqu’ici très morose, se réveille, enfle et gonfle, revêt des atours épiques et déments.
De 10 degrés en 10 degrés, la température continue de baisser, tandis que la tempête souffle plus fort, que les derniers travailleurs abandonnent leur poste. Mais on s’accroche, les dents serrées, l’œil fiévreux, guettant la surchauffe du réacteur comme un capitaine de navire guetterait une vague scélérate. La ville, navire métaphorique, craque de partout. Ses mâts menacent de se briser mais on tient bon, la tête rentrée dans les épaules et les mains solidement accrochées à la barre, en aboyant ses derniers ordres, en se convainquant que l’accalmie arrive.
Dans « Frostpunk », on conduit la destinée d’une poignée de survivants plongés dans un hiver perpétuel. / 11 bit studios
Viendra-t-elle ? Cela dépendra de votre gestion. C’est l’épreuve finale, sanctionnant vos choix passés. Celle dont on se souviendra une fois le jeu bouclé. En imposant une fin au joueur, Frostpunk s’interdit d’être un grand jeu de gestion. Mais c’est ainsi qu’il devient un grand jeu tout court.
L’avis de Pixels
On a aimé :
- L’ambiance et les graphismes
- Une dimension morale très réussie
- La dernière séquence fabuleuse
On n’a pas aimé :
- Un peu moins de pathos que This War of Mine mais toujours assez pesant
C’est plutôt pour vous si…
- Vous aimez les jeux de gestion
- Vous êtes un passionné d’esthétique steampunk
- Vous préférez les paysages enneigés aux cocotiers
Ce n’est plutôt pas pour vous si…
- Vous tiquez légitimement à l’idée de prendre des décisions plutôt impopulaires, de type travail des enfants ou exécutions en place publique
La note de Pixels
–- 240 °C/– 273,15 °C