Affaire Naomi Musenga : les zones d’ombre de l’hôpital de Strasbourg
Affaire Naomi Musenga : les zones d’ombre de l’hôpital de Strasbourg
Par Anne-Sophie Faivre Le Cadre
Si le directeur de l’hôpital assure que le drame n’est pas dû à une mauvaise organisation, ses précisions ne permettent pas encore de faire toute la clarté sur la mort de la jeune femme.
« J’ai très mal, je vais mourir. » Ces quelques mots seront parmi les derniers de Naomi Musenga, une jeune femme de 22 ans, dont l’appel au Samu, le 29 décembre, n’avait pas été pris au sérieux par les opératrices téléphoniques. L’Alsacienne est morte quelques heures plus tard des suites d’une défaillance multiviscérale sur choc hémorragique.
L’affaire, révélée par le magazine local Heb’di, fait désormais l’objet d’une enquête préliminaire, ouverte mercredi 9 mai, afin de mettre en lumière les circonstances de la mort de la jeune femme. La ministre de la santé, Agnès Buzyn, s’est déclarée profondément indignée et s’est engagée à ce que sa famille, qui s’est exprimée jeudi, obtienne toutes les informations sur le décès de Naomi Musenga.
Une opératrice dotée d’une solide expérience
Le directeur général de l’hôpital de Strasbourg, Christophe Gautier, a par la suite contacté Le Monde pour affirmer sa « démarche de recherche de la vérité » et sa « politique de transparence totale ». Joint par téléphone, il soutient avoir eu connaissance de « l’affaire Naomi » le 28 avril, au lendemain de la parution de l’enquête d’Heb’di. L’enquête administrative ouverte le 2 mai par les hôpitaux de Strasbourg devrait rendre ses conclusions le 24 mai : « L’on ne peut rien préjuger avant la fin de l’enquête, mais des premières auditions découlent une forte présomption de manquement grave à la procédure », explique M. Gautier.
Le directeur de l’hôpital a également tenu à démentir une information selon laquelle une surcharge de travail aurait influé sur le comportement de l’opératrice du Samu.
« Cette personne travaillait ce jour-là en horaires de douze heures, de 7 h 30 à 19 h 30. L’incident a eu lieu au début de son service, et elle venait par ailleurs de rentrer de quinze jours de congés annuels : la fatigue n’est donc pas en cause. »
Les trente-trois assistants de régulation médicale (ARM) que compte le Samu de Strasbourg reçoivent, tous les jours, entre deux mille et trois mille appels. Le 29 décembre, date du décès tragique de Naomi Musenga, était une période de crise pour le Samu. Selon un responsable du Samu, les épidémies de gastro-entérite et de grippe, conjuguées à la fermeture des cabinets médicaux pour Noël ont induit une grave surcharge d’appels pour le service.
« Très affectée, comme nous le sommes tous »
L’opératrice, à ce poste depuis moins d’une dizaine d’années, disposait, selon M. Gautier, d’une « solide expérience », renforcée par vingt ans de service en tant qu’ambulancière. Elle est suspendue à titre conservatoire jusqu’à la fin de l’enquête. « Elle était très affectée, comme nous le sommes tous », rappelle M. Gautier. Lors des auditions inhérentes à l’enquête, elle n’a pas contesté les faits.
Que dit le drame vécu par Naomi du Samu et de ses failles ? Pour le docteur Agnès Ricard-Hibon, présidente de la société française des médecins d’urgence, le drame impose d’avoir « une réflexion profonde et une nécessaire remise en question ». Comment aurait-on pu l’éviter ? « Par une meilleure formation des auxiliaires de régulation médicale, à l’écoute empathique et à la gestion des appelants », martèle le docteur Ricard-Hibon, chef de service du Samu du Val-d’Oise. Il n’existe pas de formation diplômante pour devenir ARM, profession accessible avec le seul baccalauréat.
« Et surtout, pour une régulation médicale indispensable », poursuit-elle, rappelant qu’un appel de santé doit être systématiquement géré par un médecin. « Cet événement est tragique, indéfendable, mais il est un cas isolé et ne doit pas faire oublier les trente millions d’appels par an adressés au Samu, qui sauve, tous les jours, des vies en silence », conclut Agnès Ricard-Hibon.
Un « événement indésirable grave » non signalé
L’enquête menée par le CHU doit également expliquer pourquoi le comportement de l’opératrice n’a pas été signalé plus tôt à la direction. « Normalement, les équipes confrontées à un événement indésirable grave sont obligées de le signaler », assure pourtant Christophe Gautier. La Haute autorité de la santé (HAS) définit comme un « événement indésirable grave » tout événement inattendu au regard de l’état de santé et de la pathologie de la personne, dont les conséquences sont « le décès, la mise en jeu du pronostic vital ou la survenue probable d’un déficit fonctionnel permanent ».
La ministre de la santé, Agnès Buzyn, affirmait sur France Info, le 10 avril, que « lorsqu’un événement indésirable grave aboutit au décès, on doit obligatoirement en référer à l’Agence régionale de santé [ARS] qui doit mener une enquête, voire le faire remonter au ministère ». Contactée par Le Monde, l’ARS affirmait, le 7 mai, ne pas être informée de l’affaire.
Pourtant, le procès-verbal d’admission à l’hôpital de Naomi Musenga, figurant en dernière page du rapport d’autopsie – que Le Monde s’est procuré – rapporte bien le ton moqueur des propos échangés et laisse supposer que l’hôpital a pu avoir connaissance de ces détails dès le jour du décès de la jeune femme. « Samu rigole, lui dit d’appeler SOS Médecins et raccroche », lit-on sur le feuillet manuscrit qui vient conclure le rapport d’autopsie. Interrogé sur ce document, Christophe Gautier, directeur général des hôpitaux de Strasbourg, dit ne jamais en avoir eu connaissance : « Vous me l’apprenez. Je n’ai jamais eu accès à ce dossier. »
Cent douze heures entre le décès et l’autopsie
Thierry Hans, directeur de publication du magazine Heb’di, a pourtant contacté, à de nombreuses reprises, l’hôpital strasbourgeois avant la parution de son article. « Cela m’étonne un peu, je ne peux pas le confirmer », avance M. Gautier.
« J’ai appelé l’hôpital la veille de la parution de l’article, demandé le service de communication et eu au téléphone une personne qui n’était pas au courant de la situation. Elle a pris ça de haut, l’échange a duré trente secondes, et c’était fini », rapporte M. Hans.
Mohamed Aachour, l’un des avocats de la famille Musenga, s’est également étonné du délai de cent douze heures s’étant écoulé entre le décès de Naomi Musenga et son autopsie. « Quand on lit le rapport, on nous indique des organes en état de putréfaction avancée. Pourquoi cent douze heures ? Et quelles ont été les conditions de conservation du corps ? » s’interrogeait-il sur BFM-TV, le 9 mai.
« Concernant l’autopsie, nous ne confirmons pas qu’elle puisse être qualifiée de tardive et tous les détails concernant ce point seront disponibles lors du rendu des conclusions de l’investigation », répond la direction de l’hôpital. Autant de zone d’ombres que l’enquête administrative diligentée par l’hôpital ainsi que l’enquête ouverte par le parquet de Strasbourg se devront de mettre en lumière.