A Jérusalem et à Gaza, l’euphorie contre le désespoir avant une semaine à haut risque
A Jérusalem et à Gaza, l’euphorie contre le désespoir avant une semaine à haut risque
Par Piotr Smolar (Gaza, envoyé spécial)
La cérémonie de déménagement de l’ambassade américaine à Jérusalem a lieu lundi. En parallèle, des appels à manifester ont été lancés à Jérusalem-Est et à Gaza. Le risque d’un bain de sang est élevé.
L’euphorie contre le désespoir. L’assurance militaire israélienne contre l’ébullition palestinienne. Ainsi se présente l’épreuve de force prévue cette semaine à Jérusalem, dans les territoires occupés et dans la bande de Gaza. Elle débutera lundi 14 mai dans une ambiance de fièvre patriotique, avec la cérémonie de déménagement de l’ambassade américaine à Jérusalem. Ainsi se concrétisera la promesse faite par Donald Trump, le 6 décembre, au moment de la reconnaissance de la ville comme capitale d’Israël.
La droite israélienne triomphe. Jamais aucune administration américaine ne lui a autant donné, en réclamant aussi peu en retour. Dimanche soir, une fête a eu lieu au ministère des affaires étrangères, en l’honneur de la délégation américaine conduite par le secrétaire d’Etat adjoint John Sullivan et le secrétaire au Trésor Steven Mnuchin, ainsi qu’Ivanka Trump, la fille du président, et son gendre-conseiller, Jared Kushner.
« Jérusalem est mentionnée près de 650 fois dans la Bible, pour une raison simple : depuis 3 000 ans, c’est la capitale de notre peuple et seulement de notre peuple », a dit le premier ministre Benjamin Nétanyahou, lors du conseil des ministres, comme si les Palestiniens n’avaient aucun lien religieux, identitaire, historique avec cette même ville, dont ils voudraient aussi faire leur capitale. En vertu du consensus international existant depuis plusieurs décennies, le statut final de la ville ne doit être déterminé qu’au terme des négociations de paix entre les deux parties du conflit. L’administration américaine prétend que son coup de force laisse ouverte la question de ce statut final. Mais la direction palestinienne juge que Washington a perdu le droit d’intervenir comme médiateur unique, en raison de son engagement pro-israélien.
Les 14 et 15 mai seront le pic de la « marche du grand retour »
Pendant ce temps, des appels à manifester ont été lancés à Jérusalem-Est. Près de mille policiers seront déployés aux abords de l’ambassade américaine, qui est en fait une annexe du consulat, où sera installé le bureau de l’ambassadeur David Friedman. La capacité de mobilisation en Cisjordanie, elle, demeure très incertaine. Depuis le début de la « marche du grand retour » à Gaza, le 30 mars, rien n’a bougé dans les territoires occupés, confirmant l’idée que les deux territoires palestiniens ont vécu des vies séparées, depuis 2007 et la prise de pouvoir du Hamas.
Le rendez-vous entre les manifestants gazaouis et l’armée israélienne est pris depuis six semaines. A sa veille, la tension est grande et l’incertitude domine. Les autorités israéliennes ont constaté avec satisfaction que de semaine en semaine, la mobilisation perdait de sa force. Mais il ne fait pas de doute que les 14 et 15 mai constitueront le pic de la « marche du grand retour ». Les Israéliens s’attendent à un nombre de manifestants bien plus important que dans les dernières semaines. Un bain de sang est redouté. Pour l’heure, les soldats israéliens ont tué une cinquantaine de personnes et blessé par balles plus de 2000 autres. L’hôpital central de Gaza, Al-Shifa, a déjà prévu des tentes dans la cour de son enceinte, pour accueillir un nombre élevé de nouveaux patients.
A Gaza, les médias, les imams, les particuliers sur les réseaux sociaux : tout le monde parle de ces deux jours comme s’il n’y avait pas de lendemain. Le 14 mai doit permettre de dénoncer le déménagement de l’ambassade américaine à Jérusalem ; le 15, de réclamer le droit au retour sur les terres perdues en 1948, à l’occasion de la commémoration de la Nakba, l’exode de centaines de milliers de Palestiniens lors de la création d’Israël. Deux jours, puis le vide, l’incertitude. Cette logique est d’autant plus dangereuse que la réaction militaire de l’Etat hébreu sera forcément implacable. L’armée envisage le risque de voir des centaines de manifestants découper les barbelés, utiliser des véhicules pour enfoncer la clôture, franchir la frontière et tenter d’approcher les communautés à proximité. Pas question de les laisser faire.
L’armée a annoncé le déploiement de trois brigades d’infanterie supplémentaires, dont deux le long de la bande de Gaza et une autre en Cisjordanie. Les militaires israéliens affirment que leurs règles d’engagement face aux manifestants susceptibles de franchir la clôture ne changeront pas. Mais le Hamas fera tout pour susciter le plus grand nombre possible de morts civiles côté gazaoui. Les éléments de langage de l’armée ramènent sans cesse au « cynisme » du mouvement islamiste qui, affaibli et acculé, confronté à la situation humanitaire dramatique à Gaza, souhaite attirer l’attention de l’opinion internationale. Pour cela, il n’y aurait qu’une seule méthode : voir tomber en nombre sous les balles israéliennes de nombreux « martyrs » le long de la frontière.
Sur les réseaux sociaux, à Gaza, circulent des plans à l’origine imprécise pour indiquer aux protestataires vers quelles communautés israéliennes ils devront se diriger lundi, de l’autre côté de la clôture. Les plans montrent le territoire israélien au-delà du terminal d’Erez, en face du camp de Bourej, de Gaza-ville et de Khan Younès, avec la distance indiquée qu’il leur faudra parcourir. Certains proposent d’y conduire la prière de la fin d’après-midi. D’autres suggèrent d’y installer des tentes, pour symboliser le retour chez soi. Ils déconseillent aussi toute violence contre les Israéliens, pour ne pas dénaturer le caractère pacifique de la marche.
« On veut choisir notre mort »
Le Hamas n’appelle pas publiquement les manifestants à franchir la frontière, mais on ne perçoit que des encouragements en ce sens. Ses responsables ont cherché à désacraliser la clôture, estimant qu’elle n’avait pas de valeur juridique. Le 10 mai, lors d’une rencontre avec des journalistes étrangers, le chef du Hamas à Gaza, Yahya Sinouar, n’a pas lancé d’appel à la modération, ni à la prudence, pour les femmes et les enfants. Le mouvement islamiste n’a qu’une carte en main, cette marche, et il tente de lui faire prendre de la valeur.
« Le Hamas a la force d’empêcher ou d’autoriser cette marche, dit Tholfikar Swairjo, porte-parole à Gaza du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP, marxiste). Ils ont choisi de l’autoriser car on a déjà essayé, en vain, la lutte armée et les négociations. Il reste cette voie de la lutte pacifique. On veut choisir notre mort. Il y aura peut-être des centaines de victimes. Le comité national d’organisation, avec toutes les factions, s’est mis d’accord sur des principes : pas d’armes à feu ni de couteaux, pas d’assassinat, pas de destructions de l’autre côté, pas d’enlèvement de civils. On sait que le déséquilibre des forces est grand. On veut changer l’équation. Et on continuera ainsi après le 15. »
Une délégation conduite par le chef du bureau politique, Ismaïl Haniyeh, s’est rendue en Egypte dimanche pour s’entretenir avec les responsables de l’appareil sécuritaire. Le Caire, qui intervient depuis octobre 2017 comme médiateur entre le Hamas et le Fatah du président Mahmoud Abbas, veut éviter un embrasement dévastateur cette semaine. Mais les manifestants, en particulier les jeunes issus des camps les plus miséreux, ne sont pas des cohortes romaines répondant aux ordres. Ils sont mus par leurs propres instincts, leurs frustrations, leur colère. Cette semaine marque aussi la fin de l’année scolaire, et le début du ramadan. Le désœuvrement au carré.
Les autorités israéliennes ont imputé aux militants du Hamas la destruction du terminal commercial de Kerem Shalom, au sud de la bande, le 11 mai. Mais cette responsabilité n’est pas évidente. Le Hamas cherche à dramatiser les enjeux, sans forcément condamner une des rares voies respiratoires du territoire sous blocus égypto-israélien. Israël a annoncé la fermeture de Kerem Shalom pour une durée indéterminée.