« Non à une place de l’Europe sur un lieu aussi emblématique que l’île de Gorée »
« Non à une place de l’Europe sur un lieu aussi emblématique que l’île de Gorée »
Par Yann Gwet (chroniqueur Le Monde Afrique)
Pour notre chroniqueur, la rénovation d’un lieu symbolique de la traite négrière grâce à des financements européens est un affront.
La Maison des esclaves sur l’île de Gorée, au large de Dakar, en mars 2017. / Finbarr O'Reilly/Reuters
Chronique. L’inauguration, le 9 mai, de la place de l’Europe sur l’île de Gorée, lieu symbolique de la traite négrière transatlantique, a suscité un vent d’indignation à l’égard des autorités sénégalaises. Diverses associations ont appelé à manifester contre ce qui est perçu comme un affront insupportable. Cette nouvelle place de l’Europe serait la rénovation, financée en grande partie par l’Union européenne (UE), d’un site aménagé en 2003 et inauguré par le président de la Commission de l’UE de l’époque, Romano Prodi. Il est possible que ce projet soit le résultat d’une maladresse, auquel cas il faudrait expliquer à ses initiateurs pourquoi cette place de l’Europe suscite une telle levée de boucliers.
Mais une autre lecture est possible : il est intéressant de noter que la cérémonie d’inauguration s’est tenue la veille de la Journée des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions décidée par l’ancien président Jacques Chirac en 2001 pour se souvenir de l’esclavage, ce « crime contre l’humanité » reconnu en France par la loi Taubira.
Ignorer ses responsabilités
A l’époque du débat autour du projet de loi porté par Christiane Taubira, plusieurs voix s’étaient élevées en France, y compris dans les milieux intellectuels et universitaires, pour faire valoir, entre autres critiques, que ce projet occultait la traite intra-africaine et manquait de rappeler que la traite atlantique n’avait été possible que grâce au concours actif de négriers africains. Ce courant révisionniste, qui établit une équivalence morale entre ce qu’il appelle « les traites » pour mieux diminuer ou ignorer ses responsabilités devant l’histoire, a toujours existé en Europe. Parce qu’il est influent, il y a lieu de craindre que ses idées inspirent les autorités européennes. La vigilance doit donc être de mise.
La mémoire est un objet fondamentalement politique. Elle est le terreau sur lequel se développent l’identité et la conscience d’une communauté. Celui qui contrôle la mémoire d’un peuple détient les clés de son destin. Dans les années 1980, lorsque la Pologne était sous le joug soviétique, les visiteurs du camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau entendaient uniquement parler de la mort des catholiques polonais durant la guerre. La tragédie du peuple juif était occultée, sa mémoire mutilée. Et donc, lorsque les foules africaines s’émeuvent de la présence d’une place de l’Europe au cœur de l’île de Gorée, elles revendiquent leur mémoire pour protéger leur humanité, sauvegarder leur dignité.
Tourisme mémoriel
Mais l’indignation seule ne suffira pas à y parvenir. Il faut aussi regarder le monde en face. Le tourisme mémoriel, qui repose sur les musées et d’autres sites historiques, est une industrie à part entière. Ces musées coûtent cher à construire, à entretenir et à faire fonctionner. Ils sont en concurrence les uns avec les autres. Les plus « compétitifs » attirent de nombreux visiteurs, souvent issus de pays riches, dont la présence bénéficie grandement à l’économie des régions concernées.
Or les Etats africains soutiennent peu leurs musées et plus largement leur culture ou leur tourisme. Les citoyens africains eux-mêmes font peu de tourisme à l’intérieur du continent. Certes, leur pouvoir d’achat est souvent très faible, et il faut reconnaître que voyager en Afrique est coûteux. Mais pour ne rien arranger, les plus aisés d’entre eux, qui pourraient dynamiser le tourisme intra-africain, sont souvent plus intéressés par des destinations occidentales que par leur continent. Le maire de Gorée ne peut ignorer ces réalités, qui le contraignent peut-être à des choix économiquement pertinents mais politiquement contestables.
Si nous ne voulons plus d’une place de l’Europe au cœur d’une île aussi emblématique que Gorée, alors peut-être faut-il exiger de nos gouvernants qu’ils financent eux-mêmes nos musées, qu’ils entretiennent eux-mêmes nos sites historiques, qu’ils soutiennent davantage nos industries culturelle et touristique. Il faut en outre que nous, citoyens, soyons cohérents et que nous options davantage pour Gorée plutôt que pour le Pirée ! La dignité a un prix. Il est plus élevé que nos nécessaires indignations et manifestations. Sommes-nous prêts à le payer ?