Cannes 2018 : « En liberté ! », le burlesque macabre et doux de Pierre Salvadori
Cannes 2018 : « En liberté ! », le burlesque macabre et doux de Pierre Salvadori
Par Thomas Sotinel
A la Quinzaine, le réalisateur signe une comédie aussi violente qu’élégante, secouée de gags, qui a emporté le public cannois.
Finalement, la critique la plus difficile à écrire est celle d’une comédie vraiment drôle. Rien de plus ennuyeux que les gags décrits par le menu. Rien de plus ardu que d’expliquer pourquoi des acteurs qui d’habitude vous font un tout autre effet suscitent des éclats de rire dès qu’ils ouvrent la bouche. Je pourrais m’arrêter là et affirmer qu’En liberté !, huitième long-métrage de Pierre Salvadori, fait rire, et très fort, et appuyer ce témoignage sur les vagues d’hilarité qui ont secoué, lundi 14 mai, les 800 spectateurs du Théâtre Croisette, où sont projetés les films de la Quinzaine.
Heureusement, Pierre Salvadori ne se contente pas de faire rire. Son film burlesque, violent, macabre et doux contient, outre une gamme de gags et de répliques allant du plus raffiné au plus affligeant, des mécanismes auxiliaires qui font tourner, en même temps que la comédie, des trains de pensée complexes circulant sur les voies de traverse entre fiction et réalité, et – comme le titre l’indique – entre liberté et servitude.
Superbe ouverture parodique
En liberté ! commence par une superbe ouverture parodique qui voit un super-flic (Vincent Elbaz) venir à bout, d’une seule main, d’un gang de narcotrafiquants. La bagarre est sanglante, le bilan humain lourd, mais dans la salle, on s’en fiche, parce qu’il est clair que ce n’est qu’une histoire. Plus inattendu est le public auquel elle s’adresse : un petit garçon à qui, chaque soir, sa maman raconte les exploits de son papa, récemment passé de vie à trépas. Elle aussi policière, Yvonne (Adèle Haenel, si attachante ici que sa performance pourrait faire remonter la cote du prénom gaullien dans les maternités) ne vit pas grand-chose d’autre que son veuvage.
Pio Marmaï et Adèle Haenel sur la plage de la Quinzaine à Cannes, le 14 mai 2018. / STEPHAN VANFLETEREN POUR « LE MONDE »
Jusqu’au jour où, au hasard d’une rafle dans un club sadomasochiste (inépuisable gisement de gags), elle s’aperçoit que le défunt était corrompu jusqu’à la moelle. Malgré les objurgations de son collègue et soupirant, Louis (Damien Bonnard), seul à connaître la vérité, Yvonne veut expier les fautes de son mari et entreprend de secourir la principale victime de ses agissements, Antoine (Pio Marmaï), injustement incarcéré pour dissimuler une escroquerie à l’assurance. Il sort de prison, animé d’une rage explosive qui lui fait ignorer le doux amour d’Agnès (Audrey Tautou), son épouse, qui l’a attendu.
Quadrilatère amoureux
Sur les côtés et le long des diagonales de ce quadrilatère amoureux, Salvadori fait courir une foule de vérités et de mensonges. Yvonne dissimule sa qualité de fonctionnaire de police à Antoine, celui-ci tente de faire croire à Agnès qu’il n’a pas changé. L’amour de Louis a depuis été longtemps percé à jour par Yvonne, tous deux le taisent. Pour exprimer ces élans, chacun a besoin de le mettre en scène, comme Agnès qui, prise au dépourvu par le retour d’Antoine, lui demande de ressortir du jardin de leur pavillon et de revenir afin de ne pas la surprendre l’aspirateur en main. Mises en scène aussi que celles du club BDSM, détournées par les personnages. Mises en scène enfin les interventions policières qui scandent le film et font passer le commissariat méditerranéen où elles sont organisées pour une succursale de la police station des Keystone Cops, premiers flics du burlesque, au temps de Mack Sennett.
Pio Marmaï et Adèle Haenel dans « En liberté ! », de Pierre Salvadori. / CLAIRE NICOL/MEMENTO FILMS DISTRIBUTION
Ces mensonges et simulacres servent parfois à s’évader. Plus souvent, ils enchaînent ceux qui les profèrent. Si le rythme comique n’était pas si frénétique, on sentirait vite la petite musique mélancolique chantonnée par les acteurs en contrepoint. Yvonne est prisonnière de sa vie passée et de ses remords, Antoine de sa rancœur, Agnès et Louis de leur dévotion. Ce n’est qu’après le dernier rire que l’on perçoit cette délicate amertume qui préserve En liberté ! du grotesque et donne au burlesque une élégance qu’il n’atteint que rarement.
Film français de Pierre Salvadori. Avec Adèle Haenel, Pio Marmaï, Audrey Tautou (1 h 47). Sortie en salle le 31 octobre. Sur le Web : distribution.memento-films.com/film/infos/92