Cannes 2018 : « Amin », un regard à hauteur d’humanité
Cannes 2018 : « Amin », un regard à hauteur d’humanité
Par Mathieu Macheret
A la Quinzaine, le cinéaste Philippe Faucon s’attache à des personnages en déshérence affective qui vont se rapprocher et s’aimer.
De gauche à droite : Emmanuelle Devos, Moustapha Mbengue et Marème N’Diaye sur la plage de la Quinzaine, à Cannes, le 15 mai 2018. / Stephan Vanfleteren pour Le Mond
C’est le titre le plus court d’une carrière qui n’en manque pourtant pas : Amin, quatre lettres qui ornent avec sobriété, comme un cartel au bas d’un tableau, le dernier long-métrage de Philippe Faucon, venu illuminer la dernière ligne droite de cette 50e Quinzaine des réalisateurs. Des titres qui se résument souvent à un prénom, nu et isolé, nous rappelant que l’art du cinéaste est avant tout celui du portrait – des portraits qui ouvrent une fenêtre de représentation aux « invisibles » de la société française, qu’il s’agisse des jeunes marginaux (Sabine, 1992) ou de figures issues de l’immigration (Samia, 2000 ; Fatima, 2015). Mais ces titres nous disent autre chose, plus essentiel : qu’un film, avant de « raconter » une histoire ou de « traiter » un sujet, peut s’attacher à la personne et chercher à en restituer la présence particulière.
Amin (Moustapha Mbengue), ouvrier journalier sur les chantiers de construction, vit en France, à Saint-Denis, dans un foyer de travailleurs immigrés. Il vient du Sénégal et s’apprête à y retourner pour un bref séjour, afin d’y acheminer le fruit d’une collecte qui doit financer l’école du village. Sur place, il retrouve sa femme Aïcha (Marème N’Diaye) et ses trois enfants, qui disent tous souffrir de son absence. De retour à Paris, Amin est employé pour des travaux d’aménagement dans la maison de banlieue d’une infirmière, Gabrielle (Emmanuelle Devos). Celle-ci, divorcée, partage la garde d’une petite fille avec un ex-mari acariâtre et querelleur. Amin et Gabrielle, en déshérence affective, vont se rapprocher, s’aimer. Ce ne sera ni une relation amoureuse planifiée, ni une simple histoire de sexe : un accueil mutuel total.
Ce n’est pas le récit d’une union par-delà les conditions sociales qui intéresse le film, mais un motif plus vaste : celui de la séparation qui définit, assez généralement, la condition de l’individu dans le monde contemporain. Amin et Gabrielle ont en commun qu’ils sont des êtres « séparés », à cause du déracinement lié aux flux migratoires pour l’un, de l’isolement lié à la parcellisation de la vie moderne pour l’autre. Cette séparation n’est pas seulement affective, elle est aussi et surtout physique. Elle concerne les corps, la distance qui s’établit entre eux, le manque de chaleur qu’ils finissent par éprouver. Aïcha se languit physiquement d’Amin et le lui exprime pour le convaincre de rester auprès d’elle. De même, le rapprochement entre Amin et Gabrielle se traduit par la nudité et le contact des corps, par l’étreinte.
Philippe Faucon sur la plage de la Quinzaine, à Cannes, le 15 mai 2018. / STEPHAN VANFLETEREN POUR « LE MONDE »
Philippe Faucon trouve dans ce motif des corps séparés une occasion d’exercer son talent particulier, qui consiste à modeler des présences singulières. Refusant l’artifice et les conventions de jeu, le cinéaste a déniché des acteurs amateurs proches de leurs rôles (ici Moustapha Mbengue, qui a connu le même parcours que son personnage ; comme Soria Zeroual, l’interprète de Fatima, qui revient pour une apparition clin d’œil), et de les mélanger avec des professionnels débutants ou peu identifiés, afin de créer des incarnations uniques. La particularité d’Amin repose, cette fois, sur le recours à une comédienne chevronnée, Emmanuelle Devos, qui prête sa merveilleuse originalité à l’approche réaliste de Faucon.
Un érotisme franc et pudique
Approche qui réunit toujours les mêmes facultés saisissantes : un regard à hauteur d’humanité, prêtant attention aux visages, à la musicalité des voix, à la vérité des accents, aux faits et gestes quotidiens, mais aussi une temporalité imperturbable, sertissant l’apparition de chaque personnage. Toutes choses qui n’avaient pourtant jamais atteint, jusqu’alors, un tel degré de sensualité : la douche d’Aïcha, les scènes de lit, l’union des corps blanc et noir, l’entrevue d’un ouvrier avec une prostituée marquent autant de touches d’un érotisme à la fois franc et pudique, qui célèbre la beauté frémissante de ses personnages.
La grande force du film réside dans son ouverture à tous les parcours, à toutes les trajectoires, aux seconds rôles qui jouxtent celui du protagoniste. Les déboires d’un ouvrier algérien, les abus répétés des employeurs, les affres d’un divorce, le voisinage du village sénégalais enrichissent par touches pointillistes la sphère d’existence d’Amin. L’art du portrait selon Faucon ne consiste pas tant à hausser un personnage par-dessus les autres qu’à le replacer dans le faisceau complexe des dimensions qui composent son quotidien. Car, ici, l’être n’est rien s’il n’est aussi rempli des autres.
Amin (Extrait 1)
Durée : 02:00
Film français de Philippe Faucon. Avec Moustapha Mbengue, Emmanuelle Devos, Marème N’Diaye (1 h 31). Sortie en salle le 3 octobre. Sur le Web : distrib.pyramidefilms.com/pyramide-distribution-catalogue/amin.html et www.quinzaine-realisateurs.com/film/amin