Cannes 2018 : « Ayka », la survie et la révélation d’une mère
Cannes 2018 : « Ayka », la survie et la révélation d’une mère
Par Jacques Mandelbaum
En compétition, le réalisateur russe Sergey Dvortsevoy signe un film terrifiant et beau sur le combat d’une jeune Kirghize à Moscou.
Le réalisateur Sergey Dvortsevoy sur la terrasse Albane à l’hôtel Marriott à Cannes, le 18 mai 2018. / STEPHAN VANFLETEREN POUR « LE MONDE »
Al’heure où l’on écrit ces lignes, beaucoup de festivaliers ont quitté Cannes. On respirerait donc à nouveau si le facétieux Thierry Frémaux n’avait réservé à ceux qui tiennent encore la distance une ultime journée, légère comme un coup de massue. Deux films, beaux mais granitiques, clôturent en effet la compétition, signés des grands cinéastes Nuri Bilge Ceylan et Sergey Dvortsevoy. Le premier délocalise, avec Le Poirier sauvage, Kafka en Anatolie. Le second est, avec Ayka, l’auteur du film sans doute le plus terrifiant du festival.
Auteur de documentaires tournés au Kazakhstan, ce Russe, ancien ingénieur radio converti au cinéma, réalise son premier long-métrage de fiction en 2008 avec Tulpan, fable au désespoir élégant qui confirme son tropisme pour l’Asie centrale. Tourné à Moscou, Ayka n’en est pas si loin puisque l’héroïne qui donne son nom au film est une immigrée kirghize résidant illégalement dans la capitale russe.
Une approche documentaire
Deux principes antagonistes président à la fabrication du film. D’une part, une approche documentaire de la dérive solitaire d’Ayka sur quelques jours, caméra portée, viscéralement attachée au personnage dans la lignée du Rosetta, des frères Dardenne. D’autre part, une distillation fragmentée des informations nécessaires à la compréhension de cette chronique. Le premier de ces principes nous donne à voir, sous ses aspects les plus durs et rebutants, l’épreuve de survie d’une femme tombée dans la misère.
L’actrice Samal Yeslyamova sur la terrasse Albane à l’hôtel Marriott à Cannes, le 18 mai 2018. / STEPHAN VANFLETEREN POUR « LE MONDE »
Plan d’ouverture sur quatre nourrissons emmaillotés qu’on trimbale comme des saucissons sur une table roulante. Elargissement à la maternité qui les accueille. Focalisation sur une jeune femme, Ayka, engourdie par la fatigue de l’accouchement, qui trouve la force de se précipiter dans les toilettes et de se jeter dehors par la fenêtre, abandonnant son bébé sur place. Séquence terrible, contre-nature, mue par une nécessité qu’on devine terrifiante. On n’a encore rien vu.
On suit la femme. Elle court dans Moscou enneigé, chancelante, le visage tordu par la douleur, jusqu’à son lieu de travail, un hangar où des femmes plument des poulets, sous la surveillance d’un type qui se sauve avec les volatiles et les salaires. On la rejoint dans un squat bondé de clandestins, où ses voisines la houspillent. Les jours passent. Elle mendie du travail, se heurte à mille refus, trouve une place chez un vétérinaire qui traite mieux les chiens que les femmes de ménage.
Hémorragie et mastite
Sans soins depuis la sortie de la maternité, une hémorragie la vide lentement de son sang, une mastite – durcissement des seins gonflés de lait – lui fait vivre l’enfer. Rien n’est fait pour adoucir au spectateur le spectacle de cette souffrance. Rien n’est fait pour laisser croire que, dans ce monde qui est le nôtre, autre chose qu’une abyssale indifférence accueille cette souffrance.
Dans le même temps, par incidence, un parcours se recompose petit à petit. Ayka est une immigrée kirghize. Elle a rêvé de monter un atelier de couture et emprunté de l’argent à des compatriotes qui saignent les infortunés de leur communauté. Et puis on lui a volé son salaire, elle a été violée, a abandonné son bébé pour survivre et lui éviter un sort égal au sien. Les mafieux sont sur ses traces, la retrouvent, la menacent. L’enfant sera son ultime monnaie d’échange.
C’est Zola, c’est notre monde tel qu’il se met à involuer. Des spectateurs croisés à la sortie n’auront pas supporté la noirceur du voyage. Il y a pourtant de la grandeur dans cette intransigeance, de la dignité dans ce refus de l’enjolivement et du romanesque. Il y a un risque aussi, que court délibérément le cinéaste, de mettre avec une telle brutalité le spectateur à l’épreuve de la laideur du monde et de la souffrance des démunis. Il faudra donc avoir la force d’aller avec lui jusqu’au bout pour espérer être sauvé.
Film russe de Sergey Dvortsevoy. Avec Samal Yeslyamova (1 h 40). Sortie en salle prochainement. Sur le Web : www.arpselection.com/category/tous-nos-films/drame/ayka-461.html