Clément Cogitore en 2018. / JOHANN BOUCHE PILLON

Dans un coin du bureau – au deuxième étage du Centquatre, à Paris, où Clément Cogitore est en résidence cette année – s’empilent quantité d’objets hétéroclites : un coffre-fort, un vieux moniteur de retour vidéo, des cartons, une malle rouge remplie de carnets et de scénarios, une caisse de vin que l’artiste a reçue pour ses 30 ans, lorsqu’il était pensionnaire à la Villa Médicis, à Rome. Sur le sol, les deux pattes évidées, transformées en chaussons, de l’ours qu’au fin fond de la Sibérie le vieux Sacha a tué devant sa caméra (Braguino, 2017). Et puis, sur la table même, le plan de l’Opéra Bastille.

En septembre, le plasticien-cinéaste que tout le monde s’arrache y mettra en scène Les Indes galantes, de Rameau. Une première pour ce réalisateur remarqué de Ni le ciel ni la terre (2015, nommé pour le César du meilleur premier film), récipiendaire du prix Marcel-Duchamp 2018, et qui cumule en ce moment une exposition au Musée des beaux-arts Pouchkine, à Moscou, une à la Kunsthalle de Bâle et une autre au Musée Chagall, à Nice.

Clément Cogitore inspecte le plan. Le principe, expose-t-il, c’est de mettre au point « un scénario totalement totalitaire dont il va falloir faire ensuite la révolution sur le plateau. Pour Les Indes galantes, j’ai une partition qui fait 300 pages. Comment produire des accidents, de l’aléatoire, dans cette machine bien rodée ? » Il cite Gilles Deleuze : « En art, il ne s’agit ni d’inventer ni de reproduire des formes, mais de capter des forces. » Les énergies, les danseurs, sont amenés, explique-t-il, à provoquer de l’inattendu dans ce monde hypercodifié qu’est l’opéra. « C’est toujours ma manière de procéder : établir des règles très précises et, au milieu, laisser des éléments incontrôlables, pariant sur le fait que cela produira du sens et de la forme. »

C’est ainsi déjà qu’il a procédé, l’an passé, avec le court-métrage de 6 minutes dans lequel il revisite pour 3e scène (cet espace d’expérimentation créé il y a quatre ans par l’Opéra de Paris sur Internet), un extrait des Indes galantes, de Rameau, interprété par des danseurs de Krump, ce hip-hop brut venu des ghettos de Los Angeles. Deux heures de tournage, des corps jusqu’à l’épuisement pour une danse chorégraphiée et sauvage sur cette musique baroque si tenue : deux univers codés en déplacement l’un vers l’autre, dont la grâce jaillit de l’entrechoquement.

Ce petit film très remarqué (nommé cette année aux Césars) a convaincu Stéphane Lissner, le directeur de l’Opéra, de lui confier la mise en scène de l’œuvre en son entier. Avec Leonardo Garcia Alarcon à la direction musicale et toute la jeune génération des grandes voix françaises : Sabine Devieilhe, Florian Sempey, Julie Fuchs…

Aux côtés de Clément Cogitore, on retrouvera la chorégraphe Bintou Dembélé, pionnière du hip-hop, enfant de la banlieue parisienne (Brétigny-sur-Orge, dans l’Essonne), et, à la lumière, son chef opérateur de toujours, Sylvain Verdet, l’ami « indispensable » avec qui il a tout traversé. C’est Sylvain qui lui a conseillé la musique expérimentale qui passe dans son bureau : Cantenac Dagar, un duo électro voix-banjo synthétisés. « La musique répétitive, ça aide à écrire », affirme-t-il. On est loin de l’Opéra.

« Le passage à l’opéra de Romeo Castelluci ou Olivier Py nous fait comprendre que l’opéra n’est pas qu’un rituel bourgeois. Il produit le même tremblement que certains plasticiens ou cinéastes », confie-t-il. Son premier émerveillement au spectacle, il le doit à Pina Bausch : Café Müller, sur une musique de Purcell. Il a 15 ans, et un professeur de son lycée de Colmar (Haut-Rhin) les a emmenés, sa classe et lui, à l’Opéra national du Rhin, à Strasbourg. « Je m’en souviendrai toute ma vie. Etre ainsi face à une pièce pour laquelle on n’a aucun outil qui permette de la comprendre, et où, en même temps, il est limpide qu’elle s’adresse à nous. Quelque chose de viscéral et d’affectif. »

Clément Cogitore a grandi à Lapoutroie, dans les Vosges, au nord-ouest de Colmar. Son père est médecin de campagne, sa mère infirmière. Il est l’aîné de six frères. Une bande de garçons qui passent leur temps à jouer ensemble. « Mon métier de raconteur, c’est une façon de refuser que l’enfance s’arrête, remarque-t-il. Refuser cet exil de l’âge adulte. Une façon d’investir le monde par la fiction en la chargeant de sens. »

Adolescent, il veut être peintre. Amoureux des primitifs italiens, du surréalisme, du célèbre retable d’Issenheim, il découvre vers 16 ans le Musée d’art moderne de Strasbourg, qui vient d’ouvrir. Lui qui était, avoue-t-il, « contrarié par un manque de talent manuel », réalise, avec Christian Boltanski, que l’art n’est pas seulement un savoir-faire, mais aussi une façon d’écrire.

« Je crois qu’on raconte toujours la même histoire. Inlassablement. On la pousse simplement à chaque fois un peu plus loin », analyse-t-il. Les Arts décoratifs à Strasbourg. L’art vidéo au Fresnoy-Studio national des arts contemporains, à Tourcoing (Nord). Pendant toutes ces années, et encore aujourd’hui, à 35 ans, deux livres n’ont jamais quitté ce grand lecteur : Cent ans de solitude, de Gabriel Garcia Marquez (« Enorme valise qui casse toute temporalité »), et Le Maître et Marguerite, de Mikhaïl Boulgakov (« L’irruption du diable qui dérègle tout ») : « Je travaille pour essayer de comprendre cette histoire que je raconte. Pour l’instant je vois seulement les motifs. Je vois la métaphysique de l’enfance. Ces questions que je me posais alors, que ma fille de 4 ans me pose : c’est quoi la mort ? Que disent les rêves ? Quel est le sens de l’expérience amoureuse ? Ces trous noirs qui nous résistent. »

Résister : le mot revient sans cesse. « Dans une œuvre, il faut qu’il y ait des choses qui résistent, affirme-t-il. Aux personnages, aux spectateurs, à moi-même. » En résistance : c’est d’ailleurs le titre du premier long-métrage de son frère Romain. L’influence de leur grand-père paternel, engagé dans le maquis du Vercors ? L’autre grand-père a, lui, semé le virus du 7e art avec sa maison pleine de cassettes vidéo (« De Robert Bresson à La Soupe aux choux »). « Chaque univers a ses règles et chacun se déplace », en conclut le vidéaste.

Cette question traverse toute son œuvre. Dans Les Indes galantes, la moitié des danseurs sont non professionnels. « Entre les codes de l’Opéra et ceux des crew [danseurs hip-hop], il y a des années-lumière », fait-il remarquer avec un sourire. « Je ne sais plus qui a dit : Mettez deux choses qui n’ont jamais été en contact et le monde se met à changer”. »

Cet article a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec l’Opéra de Paris.