Cannes 2018 : Cédric Herrou, de retour à Cannes en « officiel »
Cannes 2018 : Cédric Herrou, de retour à Cannes en « officiel »
Par Clarisse Fabre
Condamné pour avoir aidé des migrants, l’agriculteur est le personnage central de « Libre », de Michel Toesca, qui a reçu une « mention spéciale » du jury de L’Œil d’or.
Cédric Herrou sur l’une des terrasses du Palais des festivals à Cannes, le 18 mai 2018. / STEPHAN VANFLETEREN POUR « LE MONDE »
Quand Cédric Herrou est arrivé à l’hôtel Carlton, un vigile lui a fait signe et l’a félicité pour son combat. L’agriculteur de la vallée de la Roya, personnage emblématique de l’aide aux migrants, a débarqué à Cannes, jeudi 17 mai, quelques heures avant la projection de Libre, de Michel Toesca, un documentaire sur l’accueil et la solidarité dans l’arrière-pays niçois, présenté en séance spéciale, hors compétition. Herrou en est le personnage principal : le film raconte son quotidien et celui de quelques bénévoles, entre bras de fer avec les forces de l’ordre, débrouille et système D pour accueillir les nouveaux arrivants, sans oublier la bataille judiciaire… Cédric Herrou a été condamné le 8 août 2017 à quatre mois de prison avec sursis, par la cour d’appel d’Aix-en-Provence, pour avoir aidé quelque deux cents migrants à traverser la frontière italienne.
Cédric Herrou retourne l’accusation : c’est l’Etat qui se met hors-la-loi, dit-il, en empêchant notamment les migrants de déposer leur demande d’asile. Le préfet des Alpes-Maritimes, Georges-François Leclerc, a d’ailleurs été condamné à deux reprises en 2017 pour violation du droit d’asile, par le tribunal administratif de Nice. Les relations entre le préfet et l’agriculteur militant sont à couteaux tirés.
Quand on sait que Cannes dépend de la même préfecture que la vallée de la Roya, on imagine que la sélection de Libre n’a pas été une mince affaire pour le délégué général du Festival, Thierry Frémaux, et son président, Pierre Lescure. Petit détail, c’est aussi la préfecture qui assure la protection des invités sur le tapis rouge… Cédric Herrou, Michel Toesca et quelques migrants ont donc pu monter les marches, jeudi soir, avec tous les honneurs.
Ovation du public
Après la projection, devant le public qui faisait une ovation, Cédric Herrou s’est assuré un grand succès en faisant cette déclaration : « Notre devise “liberté, égalité, fraternité”, quelle que soit notre provenance, notre religion, notre couleur de peau, c’est important de la défendre tous les jours. Parce qu’elle est là et qu’elle est fragile, et qu’elle a besoin de nous, de vous. Elle a besoin qu’on la fasse vivre, qu’elle danse, qu’elle chante, et qu’elle crie à la liberté. Il y a des fois où elle pleure mais il faut qu’elle vive ».
Deux jours plus tard, samedi 19 mai, Libre a reçu la « mention spéciale » de L’Œil d’or, un prix du documentaire créé par Julie Bertuccelli il y a trois ans. Par ces deux gestes, la sélection du film puis la récompense, le Festival de Cannes donne une tribune inespérée à celles et ceux qui dénoncent la politique migratoire de l’Etat. Cédric Herrou acquiesce : « Un mineur isolé ne devrait pas avoir besoin de passer clandestinement. C’est important de pouvoir dénoncer ça à Cannes : ça crédibilise notre combat, alors que la préfecture essaie de nous discréditer ».
Cédric Herrou et Michel Toesca sur l’une des terrasses du Palais des festivals à Cannes, le 18 mai 2018. / STEPHAN VANFLETEREN POUR « LE MONDE »
Dans cette 71e édition cannoise très politique, Cédric Herrou rappelle qu’il est un peu dans la même situation que certains réalisateurs invités en compétition officielle, mais absents car condamnés par le pouvoir ou assignés en résidence : « Le Russe Kirill Serebrennikov, l’Iranien Jafar Panahi ne peuvent être à Cannes. Si Libre était programmé dans un festival étranger, je ne pourrais pas moi non plus me rendre dans ce festival. Car je ne peux pas quitter le territoire ». Michel Toesca, le réalisateur du documentaire, fait le bilan : « Je suis parti tout seul sur ce projet. Puis Cédric, d’autres gens, le producteur de Sanosi, le distributeur Jour2Fête, m’ont rejoint. Emmaüs et Médecins du Monde nous ont donné de l’argent, etc. Petit à petit, tout le monde s’est greffé. A présent, Frémaux et Lescure estiment qu’il faut montrer le film. C’est comme une nouvelle personne qui s’ajoute dans l’histoire ».
« Strass et paillettes »
L’an dernier, l’accueil sur la Croisette avait été plus compliqué. L’équipe de Libre était déjà à Cannes et cherchait des soutiens, alors que le tournage n’était pas achevé – à l’époque, le film s’intitulait A tous vents. L’atmosphère était lourde et tendue, après la découverte de deux migrants morts dans un wagon de train, en banlieue de Cannes. L’équipe du film avait demandé à la direction du Festival de pouvoir monter les marches. Après de nombreuses tractations avec la préfecture, l’autorisation avait été donnée, mais un peu au rabais : pas de voiture officielle et pas de places à l’orchestre pour les migrants. Peu importe, l’instant avait été immortalisé et filmé au téléphone portable, sur un fond musical inattendu : la sono du Festival diffusait à plein tube Douce France, du groupe Carte de séjour…
Tout est un peu surréaliste dans cette histoire, et la vie de Cédric Herrou a basculé. L’agriculteur ne peut plus travailler comme avant. « A la ferme, on a eu des pertes financières énormes. Car rien n’est organisable, on ne peut rien prévoir sur la semaine. On ne sait pas combien de migrants vont arriver, on ne sait pas les difficultés qu’on va avoir avec la préfecture, les gardes-à-vue. Dans ce contexte, le film a été un soutien psychologique », explique-t-il. Abou, jeune Tchadien présent sur la Croisette, a vécu pendant près d’un mois sur le terrain de Cédric Herrou, dans une caravane. Il s’est occupé des poules, des oliviers… Puis quelqu’un l’a hébergé à Paris, pour faire avancer son dossier. « Je ne t’ai pas trop exploité ? », sourit Cédric Herrou.
Libre, conclut-il, est « une caméra embarquée de tout ce qui s’est passé depuis trois ans ». Une sorte de road-movie, grince-t-il : « Ce documentaire est comme un autre guide touristique de la région. Ici, sur la Côte-d’Azur, c’est strass et paillettes, avec tous ces exilés fiscaux sur leurs bateaux. Le film montre le charme de l’arrière-pays niçois… ». Michel Toesca confirme : « On est en train de créer un autre Office du tourisme ! ».