En Allemagne, en Grande-Bretagne et en Espagne, l’admirable résilience de familles de réfugiés
En Allemagne, en Grande-Bretagne et en Espagne, l’admirable résilience de familles de réfugiés
Par Serge Michel
Comme « Le Monde », « The Guardian », « El Pais » et « Der Spiegel » ont suivi l’intégration de migrants sur leur territoire, dans le cadre du projet « The New Arrivals ».
Wali Khan Norzai, 9 ans, et son père Said, 40 ans, dans leur chambre à Derby, à 200 km de Londres. Ils sont partis d’Afghanistan avec la mère de Wali et ses six frères et soeurs. Ils sont arrivés en Grande-Bretagne à deux, en raison d’un drame lors du passage de la frontière entre l’Iran et la Turquie. / Chris Thomond / The Guardian
Quand le quotidien britannique The Guardian s’est lancé dans le projet « The New Arrivals », ses reporters ont parcouru toute la Grande-Bretagne, de Coventry à Cardiff, de Liverpool à Leicester, de Sheffield à Nottingham, à la rencontre des 38 517 personnes qui avaient demandé l’asile dans le pays en 2016. Mais c’est sur un père et un fils, à Derby, au nord de Londres, que la journaliste Kate Lyons s’est arrêtée, très émue. Un an plus tôt, en raison de l’insécurité régnant dans sa région de Kunduz, en Afghanistan, Said Khan Norzai, 40 ans, cultivateur de melons de son état, quittait son pays avec sa femme et leurs sept enfants.
Alors qu’ils franchissaient clandestinement la frontière montagneuse entre l’Iran et la Turquie, des tirs ont fusé autour d’eux. Le groupe d’une centaine de migrants s’est dispersé. Lorsque Said et son fils Wali sont sortis de leur cachette, les autres membres de la famille avaient disparu. « Quand mon fils rentre à la maison le soir, il me demande : “Papa, où sont maman, mon frère et mes sœurs ?”, dit Said. Je pensais que les Anglais me donneraient un passeport pour aller en Turquie et les chercher. En dehors de cela, que puis-je faire ? Je ne sais pas s’ils sont vivants ou morts. »
Le matin, après avoir déposé Wali à l’école, Said rentre et reste assis, seul. Il n’a ni radio, ni ordinateur, ni smartphone. Quand il ne supporte plus le silence de l’appartement, il sort et marche dans les rues de Derby, en comptant les minutes jusqu’à ce que se termine la journée et qu’arrive l’heure d’aller chercher son fils. L’anglais de Wali, 9 ans, est déjà bon. Il sert d’interprète à son père. Il adore l’école, où il s’est fait huit amis. Il aimerait devenir médecin. Y parviendra-t-il ? Lorsque paraît le premier épisode de « The New Arrivals », le 1er mars 2017, la reporter du Guardian n’en sait rien. « Leur situation est précaire », écrit-elle. La demande d’asile déposée par Said a été rejetée quelques semaines plus tôt, les autorités britanniques considérant l’Afghanistan comme un pays sûr. Parce qu’il ne sait pas lire, le père n’a pas ouvert la lettre et a raté le délai de quatorze jours pour faire appel.
Une ONG espagnole, No Name Kitchen, sert en janvier 2018 des petits déjeuners à des migrants dans la ville serbe de Sid, tout près de la frontière croate qui marque le territoire de l’Union européenne. / Maria Feck / Der Spiegel
Quelques mois plus tard, les Norzai ne répondront plus au téléphone. Le Guardian les retrouvera loin de Derby – après un périple que le journal dévoilera dans quelques semaines –, mais se voit pour l’heure obligé de poursuivre le projet avec d’autres migrants. Et notamment Binar, un Irakien marié, père de deux fillettes, titulaire d’un master d’une université britannique et qui s’apprêtait à rentrer. Mais au pays, sa famille lui dit que des menaces ont été émises contre lui. Il dépose une demande d’asile politique, qui sera refusée. Il fait appel, mais, depuis deux ans, alors qu’il n’a pas le droit de travailler, lui et les siens doivent se contenter des 36,95 livres sterling par personne et par semaine octroyées par les autorités britanniques.
Une enquête précise et cruelle
Et c’est toute la question d’une enquête précise et cruelle du Guardian : comment survivre en Grande-Bretagne avec une somme pareille ? Tous les vêtements proviennent de dons, les légumes sont achetés après 19 heures, lorsqu’ils sont soldés, les œufs remplacent la viande et les enfants jouent avec des objets trouvés. Fini les activités extrascolaires, les déplacements, la célébration des anniversaires : cette grande pauvreté organisée marque la vie des couples, déconsidère les parents aux yeux de leurs enfants, fait chuter les résultats à l’école et rompt les liens avec les familles restées au pays. Dans un autre reportage, en vidéo, le Guardian a trouvé pire encore. A Londres, des migrants sans abri font dormir leurs enfants dans les bus de nuit qui sillonnent la capitale.
Mais il y a aussi quelques histoires heureuses. La famille Batak, de Damas, a été accueillie par la population d’un village perdu du Pays de Galles, Narberth, qui s’est cotisée pour les aider. Les enfants jouent au foot avec les petits Gallois. La mère, Safaa, a rejoint un groupe de tricot, qu’elle adore. Le père, Ahmad, a cessé de fumer. Et tous se sont mis, comme les Anglais, à parler du temps qu’il fait. « J’aime ce genre de temps, dit l’un des fils, Huseen, alors que la pluie tombe. J’aime le froid. J’aime la pluie. »
Ce n’est pas une histoire très différente que raconte Laura delle Femmine, une des reporters d’El Pais, le grand quotidien espagnol, à Visiedo, un village minuscule à 45 km au nord de Teruel, dans le centre de l’Espagne. A l’été 2015, Saïd Al-Ghoury, originaire de Tanger, au Maroc, a contribué à la survie du village de 80 habitants : grâce à lui, à son épouse et à ses deux filles, l’école de Visiedo est restée ouverte. La région est la plus clairsemée d’Espagne, avec 9,6 habitants par kilomètre carré, mais elle a vu le nombre d’immigrés augmenter de plus de 2 000 % depuis 1998.
Ce reportage, qui a fait grand bruit en Espagne, était pourtant un pas de côté pour El Pais, qui a choisi de suivre, avec le projet « The New Arrivals », l’équipe de foot amateur l’Ame de l’Afrique, à Jerez de la Frontera, dans le sud de l’Andalousie, dont tous les joueurs sont des migrants. Certains, explique El Pais, comme les deux jeunes Sénégalais Mahu Dione et Abdou Diouf, ont débarqué sur la plage toute proche dans ces navires de fortune qui ont connu tant de naufrages.
Modu a 19 ans et dort depuis 6 mois dans un immeuble abandonné appelé « Harvar », en Andalousie. / Juan Carlos Toro
D’autres, comme les Camerounais Issa Abdou et Yves-Florent Fieusse, ont réussi à sauter la gigantesque barrière érigée autour de l’enclave de Melilla, seule frontière terrestre entre l’Europe et l’Afrique. « L’équipe ne me donne pas un job, dit Issa, mais cela me donne de la joie de vivre. » Et il en faut pour survivre en nettoyant des voitures avec, sans cesse, la peur au ventre à l’idée d’être expulsé.
Le football ne donne pas de job, et pas de protection non plus. En février, rapporte El Pais, lors d’un match contre une équipe de Cadix, un joueur adverse a frappé un membre de l’Ame de l’Afrique à la mi-temps en lui criant qu’après le match il lui couperait les tresses.
Etonnante Ruua
Pour un touriste, prendre l’avion de Madrid à Rabat, au Maroc, coûte 41 euros et prend une heure. Mais les vols low cost de Ryanair ne sont pas pour les Marocains comme Hicham Aidami, estime la journaliste Naiara Galarraga Gortazar, qui a rédigé pour El Pais une série d’enquêtes sur les permis de séjour et la bureaucratie espagnole. A 17 ans, Hicham s’est accroché sous le châssis d’un camion pour traverser le détroit de Gibraltar. Ailier droit de l’Ame de l’Afrique, il a dû se cacher durant trois ans avant de faire une première demande de régularisation. Trois autres années plus tard, au printemps 2018, il l’a obtenue et, grâce à son travail dans un fast-food, paie des impôts pour la première fois de sa vie.
C’est aussi l’incroyable courage et la résilience des migrants qui ont frappé la journaliste Eva Thöne et la photographe Maria Feck, qui participent au projet « The New Arrivals » pour Der Spiegel. En particulier Ruua, l’aînée et la fierté de la famille syrienne Abu Rached, que suit le magazine allemand depuis plus d’un an.
Ruua, 23 ans, que la guerre à Damas a empêchée d’étudier la médecine et qui s’est contentée d’un job de technicienne médicale. Ruua qui donnait des coups de main dans un hôpital où les blessés arrivaient empilés par six dans le coffre des voitures. Ruua qui s’est retrouvée sur un bateau à la dérive, en Méditerranée, repêchée par miracle trois jours plus tard par un pétrolier allemand. Ruua, seule femme pour 99 hommes à s’inscrire en auditeur libre à l’université. Ruua qui décroche une des rares places du Studienkolleg de Nordhausen, où elle va en deux semestres rattraper le niveau du bac allemand pour entrer à l’université, en médecine. Ruua qui vit désormais seule à 230 km de ses parents, restés à Lunebourg. Ruua qui, le 29 janvier 2014, alors qu’elle était déjà en Allemagne, apprend la mort de son meilleur ami, un infirmier de Damas : le matin il lui envoyait un SMS, avant midi un soldat lui a tiré dans le cœur alors qu’il tentait de sauver des blessés dans la rue, et le soir elle découvrait la photo de son cadavre sur Facebook.
Ce n’est pas seulement la force de caractère de certains migrants que donnent à comprendre les reportages du Spiegel, mais aussi le pragmatisme des autorités allemandes. L’université de Potsdam, au sud de Berlin, a ainsi lancé un enseignement pilote, « Refugee Teachers Program », pour transformer, en un an et demi, 26 professeurs syriens en… professeurs allemands. L’équation est simple : d’ici cinq ans, 293 000 nouveaux élèves issus de l’immigration seront sur les bancs des écoles du pays. Or les enseignants se raréfient et 35 000 manqueront à l’appel d’ici à 2025, rien que pour le primaire. Il existe un potentiel : 11 000 enseignants ont demandé l’asile en 2016, selon l’Office fédéral des migrations et des réfugiés. A en croire Basel Alsayed, 29 ans, il suffit de les former « et de [les] lancer dans l’eau froide » pour montrer qu’ils savent nager. Lui-même enseignait l’anglais aux petits Syriens. Depuis février 2018, il enseigne l’anglais aux petits Allemands.
L’ensemble des reportages de nos partenaires « El Pais », « The Guardian » et « Der Spiegel » sont accessibles sur le site du European journalism Centre, Thenewarrivals.eu
« Les nouveaux arrivants », une histoire d’intégration
Loin des polémiques sur la crise migratoire, Le Monde a suivi pendant un an un groupe de réfugiés venant du Soudan et de l’Erythrée, installé à Vichy, dans l’Allier. Ce projet, intitulé « The New Arrivals » (« Les nouveaux arrivants »), est mené en partenariat avec les journaux européens The Guardian, El Pais et Der Spiegel. Il est financé par l’European Journalism Centre, avec le soutien de la Fondation Bill & Melinda Gates.
Vous pouvez lire aussi :
- Comment est né le projet « The New Arrivals »
- Du Soudan à Vichy, la quête d’intégration semée d’embûches d’Ahmed, Hassan, Ali, Anwar et Alsadig
- Comment les réfugiés à Vichy se font une place, pas à pas, dans la société française
- Accueil des réfugiés : les habitants de Vichy, entre indifférence et solidarité
- A Vichy, la très grande solitude affective des réfugiés
- Les Soudanais s’exilent, leur président s’accroche au pouvoir
- Ahmed, la stabilité après quatre ans loin du Soudan
- Hassan, sept ans d’exil jusqu’aux Jardins de Cocagne
- En Allemagne, en Grande-Bretagne et en Espagne, l’admirable résilience de familles de réfugiés