Palais du Quirinal, à Rome, siège de la présidence de la république italienne / AFP / Alberto PIZZOLI / ALBERTO PIZZOLI / AFP

Chronique Phil’ d’actu Le refus du président italien, Sergio Mattarella, de confier le ministère de l’économie à un eurosceptique (Paolo Savona) a produit des réactions contrastées. Bien que la Constitution, dont il est le garant, lui en donne le droit, il est désormais considéré par beaucoup de gens, de gauche comme de droite, y compris en France, comme un antidémocrate. D’autres, au contraire, louent son courage d’avoir préféré les intérêts supérieurs de sa nation au résultat des élections.

Ce va-et-vient incessant entre la volonté du peuple, exprimée par les urnes, et l’intérêt réel qui n’est pas forcément visible par le grand nombre, pour quelque raison que ce soit, est commun à toutes les démocraties. Il révèle le problème spécifique de ce type de régime : pourquoi et comment confier à la masse le soin de prendre des décisions ? Et ce n’est pas seulement un problème pour les élites (en grec aristoi, qui a donné « aristocratie »), sinon comment expliquer que le peuple accepte de déléguer son pouvoir à des élus, voire à des experts ?

La critique platonicienne de la démocratie

Comme nous l’avons tous appris à l’école, la démocratie est née à Athènes au Ve siècle avant notre ère (même si en réalité c’est un peu plus compliqué que cela). Mais elle n’a jamais été considérée comme une évidence. Au début du IVe siècle, Platon avait synthétisé une grande part de ces critiques : la démocratie est le règne de l’opinion, le peuple est trop facilement séduit et manipulé par des démagogues (nous dirions aujourd’hui des « populistes »), et elle abolit les différences et les hiérarchies légitimes :

« N’est-il pas inévitable que […] le père s’accoutume à traiter son fils comme son égal et à redouter ses enfants, que le fils s’égale à son père et n’a ni respect ni crainte pour ses parents, parce qu’il veut être libre […]. Le maître craint ses disciples et les flatte, les disciples font peu de cas des maîtres et des pédagogues. […] Or, vois-tu les résultats de tous ces abus accumulés ? Conçois-tu bien qu’ils rendent l’âme des citoyens tellement ombrageuse qu’à la moindre apparence de contrainte ceux-ci s’indignent et se révoltent ? […] C’est ce gouvernement si beau et si juvénile qui donne naissance à la tyrannie »
(La République, Platon).

Ce texte a plus de deux mille ans et il est d’une incroyable actualité. Alors qu’il serait inconcevable, aujourd’hui en France, de considérer que la démocratie n’est pas le meilleur régime politique, on retrouve les mêmes critiques dans les débats sur l’éducation, la même logique dans la justification de « la fermeté » du gouvernement à l’égard des manifestants, etc.

La critique émise par Platon a été reprise des centaines de fois dans l’histoire des sciences politiques parce qu’elle met le doigt sur un paradoxe important : l’accord du grand nombre ne peut pas correspondre à coup sûr à la vérité. On peut avoir raison tout seul. Est-il juste que la parole de celui qui a raison ait la même valeur que la parole de celui qui a tort, de celui qui ne sait pas, de celui qui s’en fiche ?

Le cas Twitter

Il est un exemple particulièrement intéressant de cette tension au sein des démocraties : ce sont les réseaux sociaux, et en particulier Twitter. N’est-ce pas là que règnent la liberté d’expression et l’égalité, l’absence de toute hiérarchie ? Force est de constater que nous sommes alertés chaque semaine par des cas de harcèlement, de rumeurs, parfois des deux, comme ces trois opératrices du SAMU accusées à tort d’être responsables de la mort de Naomi Musenga. Tyrannie de l’émotion, tyrannie du grand nombre sur le petit, tyrannie de l’opinion au mépris de la vérité… C’est l’un des cas aussi innombrables que tragiques qui illustrent la faiblesse inhérente à toute démocratie.

Sur les réseaux sociaux, comme dans les forums et dans les commentaires, existe une espèce endémique, bien connue des usagers d’Internet : les « trolls ». Pour faire simple, ce sont des personnes qui restent anonymes et qui postent des remarques par pure malveillance. Il suffit de peu pour que la méchanceté dégénère en racisme, sexisme, homophobie, appel au meurtre, au viol... Tout le paradoxe est que ce discours haineux et bête est absolument égal au discours argumenté, constructif, bienveillant, etc. Comme l’écrivait Hannah Arendt : « Il s’agit là évidemment de réflexion, et l’irréflexion (témérité insouciante, confusion sans espoir ou répétition complaisante de “vérités” devenues banales et vides) me paraît une des principales caractéristiques de notre temps » (Condition de l’homme moderne, 1958). Il faudrait y ajouter ce goût de l’hyperbole dans l’agressivité.

Conserver un regard critique

Je ne crois pas en la neutralité des moyens, idée selon laquelle Twitter n’est qu’un outil et que tout dépend de l’usage qui en est fait. L’argument est spécieux, on le brandit régulièrement aux Etats-Unis concernant le port d’armes. Mais une arme à feu n’est pas un filet à papillon ! Il en va de même pour les réseaux sociaux : leur modèle économique, notamment, induit certains usages, comme l’a prouvé récemment l’affaire Facebook-Cambridge Analytica.

Le problème est le même en démocratie : assurer l’égalité formelle entre les citoyens ne suffit pas. Encore faut-il qu’il y ait une instruction des enfants et une éducation politique des adultes égale pour tous, un droit à une information plurielle et de bonne qualité, un système de valeurs qui permette à la société de se souder, le sentiment que sa parole compte, mais que la parole de l’autre mérite d’être écoutée, etc.

La croyance aveugle en la démocratie est bête, comme l’est toute croyance aveugle. L’immense avantage de la démocratie sur les autres régimes, c’est qu’elle se sait et se veut perfectible. Sans regard critique, elle dégénère en despotisme :

« J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible […] pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir a l’ombre même de la souveraineté du peuple. Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d’être conduits et l’envie de rester libres […]. Ils se consolent d’être en tutelle, en songeant qu’ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs. Chaque individu souffre qu’on l’attache, parce qu’il voit que ce n’est pas un homme ni une classe, mais le peuple lui-même qui tient le bout de la chaîne. Dans ce système, les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y rentrent. »
(Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique - 1835-1840)

Un peu de lecture ?

- Platon, La République, Garnier-Flammarion, 2004

- Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, Garnier-Flammarion, 1981

- Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Pocket, 1994

A propos de l’auteur

Thomas Schauder est professeur de philosophie. Il a enseigné en classe de terminale en Alsace et en Haute-Normandie. Il travaille actuellement à l’Institut universitaire européen Rachi, à Troyes (Aube). Il est aussi chroniqueur pour le blog Pythagore et Aristoxène sont sur un bateau. Il a regroupé, sur une page de son site, l’intégralité de ses chroniques Phil d’actu, publiées chaque mercredi sur Le Monde.fr/campus.

En voici quelques-unes :