« En Afrique, Gaëtan Mootoo était un bouclier contre l’arbitraire »
« En Afrique, Gaëtan Mootoo était un bouclier contre l’arbitraire »
Par Alioune Tine
Après la mort du Franco-Mauricien, chercheur à Amnesty International pendant plus de trente ans, le défenseur des droits humains Alioune Tine lui rend hommage.
L’annonce de la mort brutale et tragique, dans la nuit de vendredi 25 à samedi 26 mai, de Gaëtan Mootoo, chercheur sur l’Afrique à Amnesty International, a bouleversé toute la communauté des défenseurs des droits humains en Afrique.
Au bureau régional d’Amnesty pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale, à Dakar, où j’ai travaillé en tant que directeur pendant plus de trois ans, comme au siège du secrétariat international, à Londres, la tristesse a envahi tous les cœurs. La forte personnalité de Gaëtan, qui était un des piliers de l’équipe de recherche, et les liens particuliers qu’il a su tisser avec tout le monde y sont pour quelque chose.
J’ai connu Gaëtan dans les 1990, années d’émergence des organisations des droits humains en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale, où nous portions en bandoulière, avec d’autres amis militants et néophytes, notre foi ardente dans les droits humains.
Gaëtan, à cette époque, travaillait déjà pour Amnesty, qui était la référence absolue et inatteignable de nos jeunes organisations. Deux hommes formaient alors un duo exemplaire par leur engagement, leur compétence, leur humilité et leur sympathie, une véritable symbiose de militantisme et d’humanité : Gaëtan Mootoo et Salvatore Sagues. Quand ils m’ont appelé pour passer nous voir à la Rencontre africaine pour la défense des droits de l’homme (Raddho), mes camarades et moi en étions fiers, d’autant que cela équivalait à une reconnaissance internationale.
Au Tchad, un travail titanesque
Gaëtan Mootoo était l’Africain d’Amnesty. Pendant près de quarante ans, il a vécu toutes les crises, les conflits, les tensions suivies de graves violations des droits humains, qu’il s’agisse de la Guinée sous les régimes de Lansana Conté et du capitaine Dadis Camara, du Togo sous Eyadéma, de la Côte d’Ivoire de l’après-Houphouët ou du Burkina Faso avec l’affaire Norbert Zongo et l’insurrection populaire de 2014. Que dire du Sénégal, où Gaëtan a travaillé très tôt et capitalisé une véritable expérience sur le conflit casamançais et les crises politiques qui ont précédé l’alternance politique ?
Au Tchad, sous le régime Hissène Habré, Gaëtan a réalisé un travail titanesque. Il consistait notamment à rencontrer des victimes de la répression ou leurs proches de passage à Paris et de recueillir des témoignages qu’Amnesty transformait en rapports, communiqués de presse et actions, afin de mettre en lumière les tortures, les arrestations arbitraires, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées. Un grand nombre de ces documents ont été produits au cours de la période allant de 1982 à 1990, année où s’est achevé le règne d’Hissène Habré.
Il faut d’ailleurs rappeler que Human Rights Watch, la Raddho et les organisations tchadiennes se sont beaucoup appuyées sur les rapports et les recherches d’Amnesty et de Gaëtan Mootoo pour documenter le dossier Habré à partir de la fin des années 1990.
Gaëtan avait noué des contacts avec tous les segments de la société : les dissidents de toute nature, politiques, syndicaux, journalistes, militants des droits de femmes et défenseurs des victimes, mais aussi des anonymes, à qui Gaëtan accordait autant d’attention. Je me souviens qu’en juillet 2015, lors d’une rencontre avec le ministre mauritanien de la justice, il avait évoqué le cas d’une adolescente qui cherchait des nouvelles de son père, disparu de la prison de Nouakchott. Gaëtan avait dit au ministre : « Cette jeune fille a besoin de savoir si elle reverra ou non son père. Monsieur le ministre, cette jeune fille a le droit de savoir. » Le ministre avait finalement avoué que le père était en vie et en détention dans une prison à l’intérieur du pays. Vous imaginez le soulagement de la jeune fille et de sa famille.
Nous sommes tous orphelins
Nous, organisations de la société civile africaine, dirigeants, opposants politiques et citoyens africains, sommes tous orphelins. Nous sommes tous redevables à Gaëtan Mootoo, qui était un bouclier contre l’arbitraire. Il a aussi grandement contribué à créer les conditions de l’alternance politique en Afrique, permettant aux dissidents d’hier d’arriver au pouvoir : les présidents Wade, Condé, Gbagbo et Ouattara ne me démentiront pas.
Gaëtan était aussi un intellectuel, aimant la lecture et fréquentant les salles de cinéma et de théâtre. Tout cela faisait de lui un homme empathique, compatissant aux souffrances des personnes qu’il protégeait, qu’il aidait à sortir de prison, qu’il empêchait d’être exécuté ou, mieux, en créant les conditions pour que les victimes obtiennent justice. Pour tout dire, un combattant de l’arbitraire et de la tyrannie, en toute discrétion et dans l’humilité.
Les liens avec ses semblables étaient des liens physiques qui portaient la marque du respect absolu de l’autre, des liens cordiaux, amicaux, affectifs qu’exprimaient sa voix douce et tendre, sa tête qu’il penchait, son regard transparent et souriant, avec des gestes de la main qui donnaient l’impression qu’il murmurait en parlant. Un homme qui aimait la vie, l’humour et la bonne chère. Il était l’ami de tout le monde, il était mon ami et laissera un grand vide derrière lui.
Alioune Tine est expert indépendant auprès des Nations unies sur les droits humains au Mali, ancien directeur d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest.