« Cyberpunk 2077 » : « C’est dans les gens que réside la vraie noirceur »
« Cyberpunk 2077 » : « C’est dans les gens que réside la vraie noirceur »
Propos recueillis par Corentin Lamy (envoyé spécial à Los Angeles)
Le très attendu prochain jeu vidéo du studio polonais CD Projekt RED décrit une société futuriste en clair-obscur, dont l’apparence solaire dissimule une véritable noirceur.
« Cyberpunk 2077 » s’inspire du jeu de rôle éponyme, publié à la fin des années 1980. / CD Projekt
Quelques minutes seulement avant cet entretien, Marcin Iwinski et Adam Badowski, respectivement cofondateur et responsable du studio polonais CD Projekt, retenaient encore leur souffle. Ils venaient de dévoiler à des journalistes, pour la toute première fois, les premières images de leur prochain grand jeu de rôle, attendu depuis une demi-douzaine d’années.
En entrant en salle d’interview, M. Badowski, le réalisateur de ce Cyberpunk 2077, est encore fébrile. Il ne tient pas en place, n’est pas sûr d’avoir convaincu, ne sait pas encore que son jeu va faire sensation à l’E3, le Salon du jeu vidéo qui vient alors, mardi 12 juin, tout juste d’ouvrir ses portes à Los Angeles (Californie). Il reprendra progressivement son souffle pendant la demi-heure d’entretien que les deux hommes ont accordé à Pixels.
Cyberpunk 2077 a été annoncé il y a très longtemps. Que s’est-il passé depuis 2012 ?
Adam Badowski : Le cyberpunk [genre dystopique mêlant esthétique des années 1980, réflexion transhumaniste et critique d’un capitalisme tout puissant] n’est pas un genre très exploré. Il a fallu qu’on aille chercher énormément de documentation. On s’est beaucoup inspiré de Ghost in the Shell ou de Neuromancien, bien sûr, mais évidemment il y a beaucoup d’autres choses aussi. Il a fallu mettre le doigt sur ce qu’on voulait, créer plus de 5 000 illustrations avant de commencer à travailler. Comme pour The Witcher [la trilogie de jeu de rôle qui a rendu célèbre le studio], on voulait poser les bases de tout un univers.
Pourquoi alors avoir dévoilé le jeu si tôt ?
Marcin Iwinski : Nous sommes passionnés par ce que l’on fait, et nous sommes des rêveurs. On a été transparents. On s’est dit : « Hey, c’est totalement jouable de développer deux jeux à la fois ! » Et puis les ambitions de The Witcher III [alors encore en développement] n’ont plus cessé de gonfler. On s’est dit : « Ok, c’est tellement gros, il faut en mettre plus, et plus et plus. »
A. B. : On ne pouvait plus diviser l’équipe en deux de façon efficace. Nous avions besoin que tout le monde se consacre à temps plein sur chacun de nos jeux.
M. I. : Il y a toujours la pression des joueurs et du marché. Mais nous devons être transparents avec nos investisseurs. On leur dit : « Si vous êtes là pour le court terme, vous êtes dans la mauvaise entreprise, vous devriez plutôt aller voir ailleurs. » Parce que c’est la recherche de la qualité qui nous motive. Les joueurs veulent bien attendre s’ils savent qu’au bout du compte, ils s’amuseront.
Dans le futur de « Cyberpunk 2077 », des ambulanciers lourdement armés interviennent en toutes circonstances pour sauver les citoyens les plus fortunés. / CD Projekt
A cet E3 2018, beaucoup de jeux ont été annoncés qui ressemblaient beaucoup à The Witcher III… Mais bizarrement, pas le vôtre ! Cyberpunk 2077 a l’air de s’en éloigner, en privilégiant de l’action et une vue à la première personne. Vous vouliez changer de style ?
A. B. : Ce n’était pas une décision consciente. On a choisi la vue à la première personne parce qu’on voulait rendre l’expérience la plus immersive possible.
Et vous êtes fiers d’être copiés ?
A. B. : J’aime vraiment ça, parce que nous nous sommes nous-mêmes beaucoup inspirés des autres. Je ne devrais pas donner de nom, mais par exemple, The Last of Us Part II [longuement montré lors de la conférence Sony de la veille], c’est une expérience incroyable…
M. I. : Oui, nos mâchoires se sont décrochées quand on a vu ça.
A. B. : Surtout en matière de narration. Nous sommes des conteurs, et on a besoin nous aussi de voir des choses qui nous inspirent. Quand on passe des centaines d’heures sur son propre jeu, on perd le recul nécessaire.
M. I. : J’aime beaucoup le marché du jeu vidéo. Il y a toujours de l’espace. Les gens achètent des jeux, ils y jouent, et ils en veulent d’autres. Les jeux s’inspirent les uns des autres, et ça tire l’industrie vers le haut. Quand on a vu The Last of Us hier, on s’est dit : « Il faut qu’on fasse aussi bien. » Dans d’autres industries, on se dirait : « Il faut qu’on fasse mieux que ces gars », mais pas là. C’est juste que ça nous donne envie de faire de meilleurs jeux.
A. B. : En tout cas, évidemment, si ce n’est pas juste un autre « battle royale » [genre à la mode en ce moment] !
Le cyberpunk est-il toujours de la science-fiction ? Depuis 2012 et l’annonce du jeu, on vit dans une société où cette fiction ressemble de plus en plus à notre réalité.
M. I. : Beaucoup, vraiment beaucoup de choses sont arrivées depuis. Quand je regarde les infos, cela valide plutôt ce qu’on fait dans Cyberpunk 2077, et donc oui, ces peurs sont légitimes. Regardez ce qu’il se passe avec Facebook : ça y est, c’est fait, les corporations ont toutes nos données.
Les Californiens du futur bénéficient dans « Cyberpunk 2077 » d’augmentations décuplant leurs capacités. / CD Projekt RED
Des joueurs ont été étonnés par la dernière bande-annonce du jeu, qui présente un univers coloré et lumineux, loin des clichés du cyberpunk…
M. I. : On pourrait faire dans la facilité, installer une ambiance toujours sombre, dure, mais on veut montrer que même s’il fait beau, la noirceur sera là.
A. B. : En surface, ce monde peut sembler normal, mais il reste très sombre malgré tout.
M. I. : L’univers est sombre, l’histoire est sombre, et, comme dans The Witcher, les gens ont leur part d’ombre. Les gens sont des monstres, non ? C’est là que réside la vraie noirceur.
A. B. : On s’est inspiré d’œuvres iconiques, et pas simplement de Blade Runner [film très sombre]. On a voulu raconter cette histoire comme L.A. Confidential, un pur film noir. Il est très ensoleillé mais les gens y sont très sombres.
Cyberpunk 2077 semble être un jeu très urbain. On pourra sortir de la ville ?
A. B. : On voudrait explorer l’Amérique, ses villes et ses périphéries. Parce que c’est super cool de voir aussi le désert, de découvrir à quoi ressemble l’Amérique en 2077. Donc oui, on va déborder.
Vous faites partie des studios, de plus en plus rares, qui continuent à privilégier les expériences « solo » plutôt que les jeux multijoueurs ?
A. B. : Les jeux solo sont très difficiles. Habituellement, quand vous créez des jeux, vous avez très peu de « features » qui sortent du lot, peut-être même une seule. Alors que dans le genre de jeux de rôle que nous faisons, il faut créer tellement de choses. Ce processus est extrêmement difficile. Il faut une grosse équipe, des gens très doués… Par exemple, habituellement, les studios font travailler des scénaristes externes. Nous, nous avons dix scénaristes à plein-temps, maintenant très expérimentés.
La promesse de « Cyberpunk 2077 » : un jeu très ouvert, dans un environnement urbain tentaculaire et futuriste. / CD Projekt
En début d’année, des employés du studio français Eugen Systems se sont mis en grève pendant plus d’un mois. En mars s’est créée aux Etats-Unis la Game Workers Unite, une structure de défense des intérêts des employés de l’industrie du jeu vidéo. Que pensez-vous de ces initiatives ?
A. B. : C’est un travail très difficile, tout le monde le sait, et des améliorations sont toujours possibles. Mais je ne sais pas si les syndicats peuvent y contribuer. On devrait trouver nos propres solutions.
M. I. : C’est ce qu’on fait ! C’est vrai qu’on fait beaucoup d’heures supplémentaires, et quand des gens rejoignent la société, on les prévient que ce n’est vraiment pas évident. Sortir un jeu c’est, à chaque fois, aussi dur que si on envoyait des gens sur Mars. Mais s’il y a des syndicats, on fait quoi ? On ne décolle plus ? A l’origine, les syndicats ont été créés pour protéger les travailleurs peu payés, non ? Ces gars-là ne sont pas des travailleurs peu payés, ce sont des professionnels extrêmement qualifiés.
A. B. : Je pense que ça change pour le mieux. Par exemple, avant, l’industrie ne payait pas les heures supplémentaires.
M. I. : C’est vraiment du sang, de la sueur et des larmes. Depuis l’extérieur, l’industrie du jeu vidéo semble être une grande « success story ». Les gens qui ne connaissent pas l’industrie pensent que tout est rose. C’est vraiment très, très dur, et les gens qui décident de faire carrière dans ce business doivent régulièrement faire beaucoup de sacrifices.
A. B. : Mais quand on lance un jeu, une bande-annonce, une démo, il faut voir les réactions. Aujourd’hui, à Varsovie, au siège de CD Projekt, il y a de la joie, du bruit, et tout le monde est heureux !