Tiémoko Assalé, le patron de presse qui déchaîne Abidjan
Tiémoko Assalé, le patron de presse qui déchaîne Abidjan
Par Haby Niakaté (Abidjan, correspondance)
Le directeur de l’hebdomadaire satirique « L’Eléphant déchaîné », à l’origine de nombreuses révélations en Côte d’Ivoire, se laisse tenter par la politique.
Tiémoko Antoine Assalé le concède : il n’a « pas beaucoup de camarades ». Des ennemis, en revanche, il s’en fait à chaque parution de son journal, L’Eléphant déchaîné. Un hebdomadaire satirique ivoirien qu’il a fondé en 2011, sur le modèle du Canard enchaîné français, et qu’il dirige depuis.
A son actif, entre autres : la récente révélation du gigantesque système de fraude mis en place par des douaniers et transitaires à Abidjan, qui a permis, volontairement ou non, l’enquête le dira, à de nombreuses personnalités ivoiriennes de premier plan d’importer des voitures étrangères sans s’acquitter de droits de douanes. Parmi les bénéficiaires qui apparaissent dans le dossier, on retrouve l’ancien président Henri Konan Bédié, l’actuel ministre des affaires étrangères Marcel Amon-Tanoh, le ministre de la justice Sansan Kambile, etc. L’enquête menée dans le cadre de l’opération « West Africa Leaks », du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ, dont Le Monde est partenaire), révélant que Noël Akossi Bendjo, l’actuel maire de la commune abidjanaise du Plateau, possède une société dans un paradis fiscal. Ou encore l’enquête sur l’attribution, en 2011, par l’actuelle ministre de l’environnement et de la salubrité, Anne Ouloto, d’un marché de gestion de déchets au duo d’entreprises Satarem et Greensol…
Tiémoko Assalé explique :
« Au journal, nous travaillons tous ensemble sur les grands dossiers. C’est une manière de nous sécuriser les uns les autres et de segmenter chacune des affaires, afin d’en creuser tous les aspects. Pour nous procurer des documents, des preuves, nous prenons parfois des risques énormes. Mais nous sommes à chaque fois désespérés du manque de réactions qui s’ensuit. Certes, l’émotion est réelle, sur les réseaux sociaux notamment, mais au-delà… Que font les autorités judiciaires et politiques ivoiriennes ? La société civile ? Pas grand-chose… »
A 42 ans, le journaliste, seul actionnaire de son journal, rêve de l’impact d’un Mediapart et de son patron, Edwy Plenel, qu’il connaît bien et avec qui il « échange souvent ». Il sait toutefois que le chemin sera long, très long. Car, pour le moment, si certaines des révélations du journal ont effectivement débouché sur l’ouverture d’enquêtes, les procès, eux, se font attendre.
5 000 à 10 000 exemplaires par semaine
Tiémoko Assalé, lui, a déjà affronté plusieurs fois la justice. En 2007 d’abord, sous la présidence de Laurent Gbagbo. Dénonçant dans une correspondance publiée dans la presse la corruption qui mine les concours administratifs, il est arrêté, jugé de manière expéditive et condamné à un an de prison ferme.
Pour celui qui songeait à une carrière de magistrat, le journalisme devient alors rapidement un plan B. Repéré par l’ambassade des Etats-Unis, il participe à la première promotion des Young African Leaders, une initiative lancée en 2010 par Barack Obama. Après la crise post-électorale et l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara, en 2011, il crée son journal, « sur fonds propres et grâce à l’aide de quelques amis », tient-il à préciser. Le premier numéro sort dans les kiosques le 28 octobre 2011.
Mais les quelques annonceurs qu’il avait réussi à séduire au début quittent très vite le navire. Les ventes de l’hebdomadaire, qui tire aujourd’hui « entre 5 000 et 10 000 exemplaires, voire plus selon les enquêtes », ainsi que le soutien d’« Ivoiriens de bonne volonté », font depuis vivre la société.
« Nous n’écrivons pour personne, pour aucun camp ou parti politique. Et comme nous sommes attendus au tournant, nous n’avons pas le droit à l’erreur, au niveau des preuves comme du recoupement des informations. C’est ce qui fait que nous avons pu gagner les deux procès qu’on nous a intentés et que nous avons surmonté huit convocations à la brigade de recherche de la gendarmerie, mais aussi trois cambriolages. »
Un décompte qui fait aujourd’hui sourire Tiémoko Assalé, mais dont la réalité, rappelée par les deux officiers de police qui assurent sa protection au quotidien, lui donne parfois des sueurs froides.
« Tout le monde se tient, donc tout le monde se tait »
« Mais que veut-il à la fin ? », demandent ses adversaires, qui l’accusent de bien des maux : « adepte du chantage », « démagogue », « corrompu ». Ses fidèles, eux, voient en son journal un îlot d’impartialité dans cet océan politique qu’est la presse ivoirienne.
« Notre démarche n’est pas toujours comprise, mais il faut continuer. Car en Côte d’Ivoire aujourd’hui, il y a d’un côté le discours politique officiel, selon lequel tout va bien, et de l’autre côté les faits. Entre les deux, un abîme. Depuis 2011, la corruption et les déperditions de deniers publics s’accroissent malgré la création de diverses structures, comme la Haute Autorité pour la bonne gouvernance, censées lutter contre ces phénomènes. La corruption atteint un niveau effrayant, tout comme l’insouciance face à celle-ci. Tout se passe comme si la classe dirigeante avait formé une sorte de cercle vicieux et paralysé au sein duquel tout le monde est lié, dans les mêmes familles, les mêmes partis ou la même alliance politique. Tout le monde se tient, donc tout le monde se tait ! »
Tiémoko Assalé est sans concessions envers la sphère politique. Pourtant, celle-ci l’attire. « Quand j’aurai suffisamment fait grandir L’Eléphant et formé une nouvelle génération de journalistes conscients à qui le léguer, je compte évidemment passer la main et, pourquoi pas, jouer un rôle politique dans ce pays », déclare le candidat malheureux aux législatives de 2016 à Tiassalé, au nord-ouest d’Abidjan, et prétendant à la mairie de la même commune aux municipales, qui doivent avoir lieu avant la fin de l’année. « Il faut qu’il y ait plus de jeunes à l’Assemblée et dans les mairies, afin de réclamer plus de transparence et de cohérence dans les politiques publiques », assène le quadragénaire, qui se dit indépendant et non partisan.
En attendant, il promet encore de nombreuses révélations. Fraude fiscale d’une importante société ivoirienne, magouilles dans la filière anacarde, soupçons d’évasion fiscale de personnalités… Mais il n’en dira pas un mot, « les enquêtes sont en cours ».