« Trump considère qu’un sujet anxiogène comme l’immigration est efficace »
« Trump considère qu’un sujet anxiogène comme l’immigration est efficace »
Le correspondant du « Monde » à Washington, Gilles Paris, a répondu à vos questions sur la politique migratoire de Donald Trump et ses conséquences.
Le correspondant du Monde à Washington, Gilles Paris, a répondu, mercredi 20 juin, lors d’un tchat à vos questions sur la politique migratoire de Donald Trump et ses conséquences.
Candyd : Pouvez-vous nous rappeler quelle est la situation politique et sociale au Mexique ? Il y aurait des personnes demandant asile et les autres ? Que fuient ces familles pour prendre de tels risques avec leurs enfants ?
Gilles Paris : Par définition, il n’existe pas de chiffres pour l’immigration illégale. On peut tout de même tirer quelques enseignements des arrestations à la frontière, qui en sont un miroir.
Contrairement à ce que laisse entendre Donald Trump, ces arrestations sont aujourd’hui bien inférieures aux pics constatés en 2000 et en 2004. A l’époque, les ressortissants mexicains constituaient la majorité écrasante de cette immigration illégale. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les sans-papiers qui franchissent aujourd’hui la frontière viennent moins du Mexique que de pays d’Amérique centrale – Salvador, Honduras, Guatemala – où les violences et la pauvreté sont endémiques.
Eirikr : Selon vous, le Congrès est-il susceptible de plier devant cet odieux chantage ?
Donald Trump a déjà tenté d’instrumentaliser une catégorie de migrants pour faire adopter par le Congrès une politique migratoire très restrictive. Il s’agit des sans-papiers arrivés enfants aux Etats-Unis et qu’il a privés en septembre d’un statut temporaire (les « Dreamers »). Mais sa manœuvre n’a pas fonctionné.
Le président des Etats-Unis ne cesse de mettre en cause le Parti démocrate mais ce sont plutôt les divisions internes républicaines qui empêchent toute avancée sur le sujet. On l’a vu en février lorsque les demandes de Donald Trump n’ont même pas réuni la totalité des voix républicaines au Sénat alors que la très courte majorité du Grand Old Party dans la haute assemblée rendait de toute façon indispensable un apport de voix démocrates.
Actuellement, ces divisions républicaines sont illustrées par deux projets de loi examinés à la Chambre des représentants, un premier très radical et un second plus modéré. Rien ne dit que l’un ou l’autre pourrait être adopté. De plus, le chef de la majorité républicaine au Sénat, Mitch McConnell, qui est maître de l’ordre du jour, a semblé écarter à la fin du mois de mai le moindre vote sur des projets concernant l’immigration venus de la Chambre, échaudé par l’échec de février.
John : Y a-t-il des voix politiques fortes qui s’élèvent contre la politique migratoire de Trump ? Je pense par exemple à John McCain côté Républicain ou même Hillary Clinton chez les démocrates…
Effectivement, la politique de séparation des familles de sans-papiers fait réagir. Y compris du côté républicain. Les critiques sont évidemment très fortes du côté démocrate, même si le parti est dépourvu aujourd’hui de figures de proue.
Mais le nombre de républicains choqués par cette politique ne cesse de grandir. Des gouverneurs d’Etats plutôt progressistes ont indiqué qu’ils ne mettraient pas leur garde nationale au service des autorités fédérales. L’aile modérée républicaine sur les questions d’immigration, incarnée par l’ancien candidat à la présidentielle Jeb Bush, par l’ancienne First Lady Laura Bush (belle-sœur du précédent) ou encore par le sénateur de l’Arizona John McCain s’est fait entendre, mais il faut noter que la majorité des sympathisants républicains soutiennent la mesure, selon des sondages convergents.
Markus : Pensez-vous que les institutions américaines puissent utiliser la crise actuelle pour justifier une procédure de destitution ?
Une procédure de destitution (impeachment) ne peut être engagée que sur la base d’une faute très lourde. La Constitution retient en effet les cas de « trahison », « corruption » ou les crimes et délits jugés majeurs.
Aussi choquante soit-elle, la politique de « tolérance zéro » n’entre dans aucune de ces catégories. Le fantasme de la destitution de Donald Trump se heurte par ailleurs à une série de réalités politiques. Il faut tout d’abord réunir une majorité à la Chambre, pour l’instant contrôlée par le Parti républicain, puis obtenir un vote conforme du Sénat après un procès instruit au sein de la haute assemblée. Autant de conditions qui ne sont pas remplies.
Tony : Donald Trump accuse fréquemment les démocrates d’êtres responsables de la législation actuelle sur l’immigration, qui le forcerait à prendre ces mesures. Cela est-il vérifié ?
Non, le choix de séparer les familles n’a pas de base législative, il est d’ordre réglementaire. Confronté à des vagues de sans-papiers plus importantes que celles mesurées aujourd’hui, Barack Obama avait renoncé, à de très rares exceptions, à séparer les enfants de leurs parents pour pouvoir emprisonner ces derniers avant leur jugement (l’entrée illégale aux Etats-Unis est considérée comme un crime).
En dépit des dénégations de Donald Trump, les séparations ont été envisagées pour leur aspect jugé dissuasif par son premier secrétaire à la sécurité intérieure, John F. Kelly, qui est aujourd’hui son chef de cabinet. Et le président des Etats-Unis se sert aujourd’hui de cette mesure pour forcer le Congrès à légiférer, et pas seulement sur l’immigration illégale.
Shann : Le Department of Justice a déclaré que la majorité des enfants incarcérés sont des enfants envoyés seuls à la frontière, et qu’une bonne partie des familles séparées le sont sous prétexte que de nombreuses familles sont de fausses familles. Auriez-vous des précisions ou chiffres sur ces annonces ?
Il s’agit de deux choses différentes : d’une part les enfants arrivés seuls illégalement aux Etats-Unis au cours des dernières années (sans doute plus de 10 000, le pic étant en 2013), et qui ne sont pas incarcérés mais confiés à des familles d’accueil, et d’autre part les enfants séparés volontairement de leurs familles depuis le début du mois de mai, dont le nombre dépasse désormais 2 300 personnes, placées dans des centres de rétention fermés.
Un des arguments avancés par la police des frontières pour justifier cette politique de séparation est effectivement l’accusation de tromperie, sur les âges des enfants ou sur la réalité des liens familiaux, mais elle n’avance pour l’instant aucune statistique probante pour l’étayer.
Eugene75 : Donald Trump annonce beaucoup de choses, mais le fédéralisme américain n’est-il pas un frein à l’ensemble de ses annonces ? A priori dans les Blue States ? Les élections de novembre sont-elles à même de changer certaines des décisions prises ? Le Congrès peut-il ou doit-il se prononcer sur des sujets qui concernent la souveraineté de l’Etat fédéral ?
C’est un dilemme qui remonte à la création des Etats-Unis et qui n’est pas près d’être tranché. L’ironie de la situation est que le Parti républicain, traditionnellement méfiant vis-à-vis d’un pouvoir fédéral envahissant, lui trouve aujourd’hui beaucoup d’avantages, comme on le voit sur les questions d’environnement ou sur l’immigration, avec les « villes sanctuaires » démocrates qui refusent de coopérer avec la police de l’immigration.
Val’: Peut-on déjà mesurer l’impact de la politique migratoire de Donald Trump sur les élections de mi-mandat ? Pourrait-on voir le Congrès basculer du côté de l’opposition ?
Pour l’instant, les différents sondages qui ont été réalisés sur cette question montrent qu’une majorité d’électeurs républicains soutient la politique de séparation des familles alors que les deux tiers des Américains interrogés y sont opposés. Depuis son arrivée à la Maison Blanche, Donald Trump ne travaille que pour sa base électorale et il est donc fondé à maintenir le cap.
Selon les confidences de ses proches recueillies par la presse américaine, le président considère qu’un sujet anxiogène comme l’immigration, qui lui a permis de s’imposer en 2016, est plus efficace pour mobiliser que la liste de ses succès, à commencer par une réforme fiscale qui ne se traduit pas par la manne annoncée pour les classes les plus modestes. Les républicains élus dans des Etats qui comportent une importante population hispanophone, ou bien ceux qui dépendent des votes des classes moyennes et moyennes supérieures, dans les grandes zones périurbaines, ne partagent pas ce point de vue. Ils redoutent un vote sanction, surtout de la part des électrices républicaines éduquées qui sont opposées aux séparations des familles.
Ce sujet de l’immigration peut effectivement jouer un rôle lors des élections de mi-mandat, même si on est encore à un peu moins de cinq mois des échéances. Il est encore trop tôt pour mesurer son impact sur les intentions de vote comme sur l’approbation de Donald Trump. La cote de ce dernier a remonté au cours des dernières semaines, aidée par la rencontre spectaculaire avec le dirigeant nord-coréen, Kim Jong-un. Il sera intéressant de voir ce que la polémique actuelle, assez virulente, entraîne pour l’image du président.
Max : Existe-t-il un lien entre le retrait des Etats-Unis du Conseil des droits de l’homme et cette décision de séparer les familles de migrant ?
Non, il s’agit de décisions indépendantes l’une de l’autre même si elles s’inscrivent dans la même vision du monde et dans une même tentation de repli américain.
Patrick : Les lois d’immigration américaines sont-elles vraiment les plus « faibles » et les « pires au monde » ?
C’est ce que prétend Donald Trump. On peut rappeler que les Etats-Unis se montrent incapables de légiférer sur ce sujet depuis des décennies. Jusqu’à présent, l’un des principaux sujets concernait la présence de sans-papiers – estimés à plus de dix millions – sur le territoire américain parfois depuis des décennies.
La dernière tentative de règlement de leur sort (une régularisation accompagnée d’un renforcement des contrôles à la frontière), votée par une majorité bipartisane au Sénat en 2013, a été bloquée par la majorité républicaine à la Chambre des représentants, hostile à toute forme d’amnistie.
L’élection de Donald Trump, en 2016, a tiré encore plus le Parti républicain, autrefois plus ouvert sur l’immigration, vers une ligne intransigeante qui rend presque impossible un compromis avec les démocrates. Mais aucun parti n’est en passe de contrôler les deux chambres du Congrès avec une majorité assez large pour pouvoir imposer ses vues. Le blocage a donc toutes les chances de durer.