Jeu vidéo : « L’émotion est plus dure à amener, mais l’interactivité peut la décupler »
Jeu vidéo : « L’émotion est plus dure à amener, mais l’interactivité peut la décupler »
Propos recueillis par William Audureau
« Les Aventures extraordinaires de Captain Spirit » aborde la question de l’enfance, de l’émerveillement et de l’ennui en jeu vidéo. Ses créateurs expliquent sa genèse.
Avec « Captain Spirit », court récit des rêveries d’un garçon solitaire, les Français de Dontnod abordent des thématiques nouvelles pour le jeu vidéo. / Dontnod
Lors du Slon du jeu vidéo de Los Angeles du 12 au 14 juin, Pixels s’est entretenu avec Michel Koch et Raoul Barbet, cocréateurs du jeu vidéo narratif Life is Strange, dont un chapitre spin-off gratuit, Les Aventures extraordinaires de Captain Spirit, sort le 25 juin. Il place le joueur dans la peau d’un enfant de 10 ans, seul avec un père dépressif, confronté à des scènes du quotidien, d’un petit déjeuner aux œufs brouillés aux rêveries de super-héros.
Bande-annonce de Captain Spirit [E3 2018]
Si vous deviez comparer votre jeu à une boisson, laquelle ce serait ?
Michel Koch : Je dirais une tisane. Ma maman m’en préparait quand j’étais petit, c’est ma madeleine de Proust à moi.
Raoul Barbet : Je dirais le chocolat chaud. C’est ce que tu bois quand tu es seul, que dehors il pleut, il fait froid. Ce jeu essaie de raconter ce qu’il se passe quand à 10 ans on se retrouve avec du temps à passer, qu’on s’ennuie, qu’on se retrouve à jouer aux Transformers sur la moquette. Ce sont des moments uniques qu’on peut retrouver en tant que parent, mais plus en tant qu’enfant.
Etes-vous vous-mêmes papas ?
R. B. : Nous deux, non, mais notre scénariste a une petite fille et a mis énormément de sa propre expérience dedans. Mais on a tous des souvenirs de nos 10 ans. Chacun dans l’équipe a pu participer, du scénariste à l’artiste dans la reconstitution d’une chambre, dans les souvenirs des jouets qu’on aurait aimé avoir, etc. Après, Michel et moi sommes tous les deux fils uniques et on s’est bien fait chier dans notre enfance [rires]. Il faut savoir se raconter des histoires et faire travailler son imagination.
M. K. : J’ai été fils unique, avec parent unique. Forcément dans ce cas-là tu te retrouves plus souvent tout seul, alors tu te fais ton monde, ta manière d’occuper ton temps. Même si le jeu ne se déroule pas dans les années 1990, il y a beaucoup de concepts et de souvenirs de l’enfance qui pour nous viennent de là.
Question à choix multiple : voulez-vous une question idiote, ou sérieuse ?
R. B. : A cette heure-là [il s’agit de leur dernière interview de la journée], j’ai bien envie de prendre la question idiote !
D’accord. Comment modélise-t-on une omelette en 3D ?
M. K. : Il y a une bonne anecdote. Nous avons fait une première version de l’omelette, qui avait ses défauts. Alors, notre lead environnement [le responsable de la création des décors en 3D] a conçu une seconde omelette. Pour cela, il a fait des œufs brouillés chez lui, il les a amenés au travail, il en a fait 70 photos pour avoir la base de l’omelette et la scanner. C’est le seul élément 3D de tout le jeu qui a eu droit à un traitement photo avec scan.
R. B. : Ce n’est pas n’importe quelle omelette. Elle a suscité de longues discussions dans l’équipe !
Passons à la question sérieuse. Vous parlez d’un jeu sur l’ennui mais c’est aussi un jeu sur l’acceptation, sur le deuil. Il y a une figure manquante, la mère. Jusqu’à quel point était-ce nécessaire ?
R. B. : C’est un élément très important dans cette histoire, on ne veut pas trop en dire. Nous voulions parler de deux choses, de la situation difficile de son père et de sa vie familiale, et de l’autre l’aspect coloré, le fait d’être un enfant de 10 ans qui vit sa vie. On veut mixer les deux. Ce n’est pas parce que tu t’échappes que les choses sombrent disparaissent. Les deux se répondent, et tout fait sens.
Quand on travaille au jour le jour en équipe, comment faire pour ressentir l’émotion que l’on veut que le joueur ressente ?
R. B. : A titre personnel je m’occupe beaucoup de cinématographie, de tout ce qui relève du cadrage, de la mise en scène. On s’isole souvent avec Michel, et comme pour un film, il arrive qu’il y ait ce moment où on sent que ça marche. C’est difficile à expliquer, mais on sent qu’on parvient à toucher ce que l’on cherche à atteindre. On se dit que si on commence à avoir les larmes, alors les joueurs aussi.
Il vous arrive lors du développement d’être ému aux larmes ?
R. B. : Parfois, oui. Sur certaines scènes de Life is Strange. Je suis très sensible à la musique. Quand celle-ci est là, que la scène est forte, que l’on a amené le joueur à ce qu’elle se produise, alors quelque chose se passe. Après, sur Captain Spirit, on cherche plus à toucher la corde nostalgique. On espère que ça va marcher.
M. K. : Au jour le jour, la personne qui modélise des omelettes, pour reprendre cet exemple, elle ne va pas forcément vivre l’émotion que l’on recherche. Mais on prend régulièrement des journées entières dans l’équipe pour jouer au jeu et se partager nos sentiments sur ce qui marche, ce qui ne marche pas. Je m’occupe un peu plus des voix, et lors des sessions d’enregistrement avec les acteurs, c’est souvent là que des lignes de dialogue qui jusque-là étaient juste des notes d’intention prennent corps, et que soudain quelque chose peut se produire.
R. B. : D’ailleurs ce sont souvent des séances pleines d’émotion. Ce qui est compliqué, c’est que tout cela n’arrive qu’à la toute fin du développement, quand on met tout en place. Il faut y croire jusqu’au bout pour l’équipe, car on n’est jamais sûr.
Sachant qu’en jeu vidéo, contrairement, au cinéma, le metteur en scène ne maîtrise pas le rythme, puisque c’est le joueur qui en décide…
R. B. : Tout à fait. Je trouve ça beaucoup plus dur de faire un jeu qu’un film, car il faut garder ça en tête : l’interactivité complique les choses.
M. K. : Mais elle peut aussi décupler les effets. Quand on découvre par exemple des secrets familiaux, cela a d’autant plus d’impact qu’on a été l’auteur de la découverte.
Ne pas avoir de certitude sur l’émotion suscitée, est-ce que cela n’incite pas parfois à avoir la main un peu lourde sur le violon, pour forcer les réactions ?
R. B. : C’est une histoire de mise en scène. En tant que spectateur je ne suis pas touché par ce genre de cinéma, donc j’espère qu’on ne sort pas trop les violons. Il y a plusieurs manières d’avoir de l’émotion. Même au sein de l’équipe, parfois on peut être tenté d’avoir un personnage en larmes. Mais qu’il ait juste les yeux rouges, cela sera largement suffisant.