Goélette scientifique « Tara », journal de bord nº 3 : veillée d’armes aux abords du Great Pacific Garbage Patch
Goélette scientifique « Tara », journal de bord nº 3 : veillée d’armes aux abords du Great Pacific Garbage Patch
Par Patricia Jolly
« Tara » et « Le Monde » mettent le cap sur le Great Pacific Garbage Patch, la « soupe » de microplastiques du gyre du Pacifique Nord.
Jour 6, vent de force 5 : la traversée du Pacifique Nord de Honolulu (Hawaï) à Portland (Oregon) se poursuit. / SAMUEL BOLLENDORFF POUR LE MONDE
Sixième jour de mer… Tara navigue au moteur par 46 degrés nord et 130 degrés ouest dans une mer agitée et un vent d’est-nord-est de force 5 de face qui fait valdinguer tout ce qui n’est pas arrimé. Y compris nos corps las qui collectionnent les bleus. Nous sommes théoriquement entrés dans le Great Pacific Garbage Patch, figuré par une tache orange sur l’ordinateur de la passerelle. Théoriquement… Car nous n’avons aucune certitude sur la position exacte de cette zone dont on estime qu’elle représente six fois la superficie de la France.
Tara a déterminé sa route pour la rallier à partir de l’étude scientifique la plus complète et la plus récente, publiée le 22 mars par l’océanographe Laurent Lebreton et son équipe dans Scientific Reports sous l’intitulé « Evidence that the Great Pacific Garbage Patch is rapidly accumulating plastic ». Mais les données sur lesquelles se fonde ce travail remontent à 2015, année où la « poubelle de plastiques » a été quadrillée par une vingtaine de bateaux et un avion. Il n’est donc pas exclu qu’elle ait vagabondé un peu depuis.
Jour 6 : arrivée dans la zone de contamination aux plastiques (rapport scientifique sur lequel Nils Haëntjens a ajouté la trajectoire de nos reporters). / SAMUEL BOLLENDORFF POUR LE MONDE
Chercheur français, Laurent Lebreton est affilié à The Ocean Cleanup, organisation néerlandaise à but non lucratif fondée en 2013, qui s’est donné la colossale mission de développer « des technologies avancées pour débarrasser les océans du plastique ». Selon son modèle, Tara devrait parvenir au cœur de la « soupe de plastiques » d’ici deux jours.
Chemin faisant, la goélette s’offre des vols planés et des atterrissages qui ne parviennent pas à assombrir la belle humeur du capitaine, Yohann Mucherie, ravi d’entretenir naturellement son « gainage ». Les mouvements brutaux du bateau ne sont pas non plus de nature à couper l’appétit de Loïc Caudan, le chef mécanicien. Chaque matin au petit déjeuner, il engloutit sans ciller les reliefs du dîner de la veille.
Vent et vagues
Les scientifiques, eux, sont un peu moins placides. Ces dernières quarante-huit heures, ils ont enregistré une concentration de plastiques… plus faible que celles observées depuis le départ. Une aberration à la lisière du Great Pacific Garbage Patch qu’expliquent les conditions météo adverses. Impossible, en effet, de mouiller le délicat filet Manta avec un vent de face désormais établi à plus de 20 nœuds (environ 40 km/h).
Jour 5 : Yohann Mucherie, capitaine du « Tara », et Nils Haëntjens remontent le système de captation HSN (High Speed Net) après une mise à l'eau nocturne. / SAMUEL BOLLENDORFF POUR LE MONDE
Ses armatures d’acier ricochent sur la mer creusée, empêchant sa chaussette de soie de tamiser la surface. Seuls le High Speed Net (HSN) et le Dolphin, plus robustes et destinés aux collectes à vitesse de croisière (environ 7 nœuds, soit environ 13 km/h), ont pu être déployés.
« Le Manta est conçu pour échantillonner à allure lente [entre 2 et 3 nœuds, environ 4 km/h] la microcouche, très riche en plancton et en microplastiques, qui se trouve à la surface de l’eau. Or celle-ci est actuellement diluée par le vent et les vagues », explique Nils Haëntjens, spécialiste de l’optique océanographique à bord et doctorant à l’université du Maine, derrière ses lunettes à la Harry Potter embuées par les embruns.
Sans une météo plus calme autorisant le lancement de l’arsenal complet des filets, le risque d’une sous-estimation des quantités de microplastiques présentes dans le Great Pacific Garbage Patch est réel.
A l’instar des chercheurs, Jonathan Lancelot, le « chef plongée » de Tara, guette un apaisement du vent et de la houle, et fourbit son équipement sous-marin. Il rêve de s’immerger avec son boîtier étanche pour réaliser des clichés juste au-dessous de la surface de la soupe de plastiques. Objectif ? Tordre le cou aux idées reçues. « Il faut offrir au public une image plus précise et réaliste des composantes de cette concentration de microdéchets qui suscite tant de fantasmes et d’interrogations », estime-t-il.
Jour 6, vent de force 5 : Jonathan Lancelot profite d'un moment sans voile pour changer quelques poulies. / SAMUEL BOLLENDORFF POUR LE MONDE