« JSA » : une poignante tragédie humaine entre les deux Corées
« JSA » : une poignante tragédie humaine entre les deux Corées
Par Jean-François Rauger
Réalisé en 2000 mais resté inédit en France, le troisième long-métrage de Park Chan-wook porte en lui nombre de motifs de son œuvre ultérieure.
Pour qui est familier de la filmographie de Park Chan-wook, JSA (Joint Security Area), le troisième long-métrage du cinéaste coréen (réalisé en 2000 et resté inédit en salle en France jusqu’à ce jour), apparaîtra comme l’embryon d’une œuvre à venir toute personnelle, la genèse d’un certain nombre de motifs qui bénéficieraient déjà ici d’une solide incarnation cinématographique.
Le film prend, après une ouverture mystérieuse et violente (un homme enlevé en pleine forêt par deux militaires, un échange confus de coups de feu dont les causes et les effets restent obscurs), la forme d’une enquête policière, celle de la quête d’une vérité qui aurait dû être cachée, jusqu’à l’épilogue, par une forêt de mensonges.
Retours en arrière
Le point de départ du récit est un incident de frontière survenu entre les deux Corées. Deux militaires nord-coréens ont été tués. Agression provoquée par un soldat sud-coréen ? Tentative d’enlèvement de celui-ci suivie d’une évasion soldée par la mort de deux des kidnappeurs ? Une jeune officier suisse d’origine coréenne, mandatée par une commission d’enquête internationale vouée à désamorcer les risques d’un conflit armé que cet incident a réveillés – menace omniprésente dans cette partie du monde –, procède à l’audition des différents protagonistes survivants. Alors que chacun semble se murer dans le silence ou bien dans une version officielle, un retour en arrière prend à rebours celle-ci, tout en démentant les images du début, désormais comprises comme fallacieuses.
« Ce qui compte, c’est le processus », est-il déclaré à un moment du film pour décrire l’objectif de l’enquêtrice, profession de foi du cinéaste lui-même peut-être. Les autorités nord-coréennes et sud-coréennes ont mis en place un certain nombre de rituels dans ce que l’on appelle, sans doute par antiphrase, la zone démilitarisée (DMZ). Marquer à la fois la singularité de « l’autre » Corée, figurer l’interdiction d’un passage de l’une à l’autre, sont les raisons d’être d’un formalisme militaire que Park Chan-wook détaille de façon subtilement didactique.
Mais la mise en scène de cette injonction radicale est en fait concrètement, et régulièrement, niée par des tentatives d’infiltration parfois délibérées, très souvent maladroites et inconscientes, de militaires de part et d’autre. Les retours en arrière dévoilent la naissance et l’existence, à la suite d’une rencontre de hasard, d’une amitié entre deux soldats du Nord et deux autres du Sud. Ainsi JSA (Joint Security Area) apparaît comme le dérèglement d’un mécanisme pourtant programmé, un dérèglement actualisé par un événement qui n’aurait jamais dû avoir lieu.
Une amitié insolite
On voit bien ce qui, chez l’auteur d’Old Boy, récit d’une vengeance programmée, a pu fasciner dans cette description d’un double détraquement, cette rupture dans un univers entièrement déterminé. Tout comme l’on peut voir, dans la façon dont les récits virtuels et trompeurs s’enchevêtrent, un goût qui s’incarnera encore plus tard dans un film comme Mademoiselle, tourné en 2016.
Le sergent Lee et le soldat Nam passent les longues heures de leur garde de nuit dans la casemate de leurs homologues, le sergent Oh et le soldat Jeong, de l’autre côté de la frontière, au Nord. Park Chan-wook, derrière le principe conceptuel, souligné par la virtuosité de sa mise en scène, qui régit la narration de cet étrange incident, raconte la naissance et l’expansion d’une amitié insolite. C’est sans doute l’aspect le plus émouvant d’une œuvre qui détaille le tissage d’un lien unissant des personnages que l’idéologie sépare mais que rapproche aussi une expérience similaire, celle de la promiscuité virile que construit la vie militaire, mais aussi celle de la résurgence des jeux de l’enfance.
L’histoire s’interrompt ainsi, le temps de l’expérience partagée, de la solidarité masculine, d’un retour des jeux de l’enfance. Le sergent Oh est magistralement et subtilement incarné par Song Kang-ho, future vedette du cinéma sud-coréen et acteur phare des films de Bong Joon-ho (Memories of Murder, The Host, Snowpiercer). On imagine le défi qu’il a dû relever et qui a consisté à incarner celui censé être l’autre absolu, le négatif construit par une idéologie féroce et une propagande tenace. C’est au prix de cette qualité d’interprétation que ce qui n’aurait pu être qu’une expérience formelle et abstraite devient aussi une poignante tragédie humaine.
JSA (Joint Security Area), de Park Chan-wook - Bande-annonce
Film coréen de Park Chan-wook. Avec Song Kang-ho, Lee Young-ae, Kim Tae-woo (1 h 50). Sur le Web : www.larabbia.com/films/jsa-joint-security-area et www.les-bookmakers.com/films/jsa-joint-security-area