Le fabricant de verre français,  Essilor, et le géant italien des montures, Luxottica, attendent encore le feu vert des autorités de la concurrence chinoise. / ALBERTO PIZZOLI / AFP

Jamais sans la Chine. Depuis son entrée dans le club des grandes puissances économiques, il n’est plus une opération de fusion-acquisition d’entreprises opérant sur son sol qui échappe à la vigilance de son autorité de la concurrence. Le fabriquant français de verres correcteurs Essilor et son partenaire italien dans les montures, Luxottica, en savent quelque chose : numéro un mondial de leurs secteurs respectifs, ils négocient âprement le feu vert de Pékin avant de pouvoir conclure le mariage à 50 milliards d’euros annoncé en janvier 2017.

Prévue le 25 juillet, l’assemblée générale d’Essilor-Luxottica ne pourra probablement pas se tenir avant la fin août. « Les deux sociétés restent confiantes dans l’obtention de l’autorisation des autorités de la concurrence en Chine et en Turquie dans les semaines à venir », indiquent les deux groupes. En avril, le président-fondateur de Luxottica, Leonardo Del Vecchio, jugeait que les restrictions chinoises seraient « mineures ».

Très favorables au mariage, déjà envisagé en 2014, les marchés boursiers n’avaient pas eu le temps de s’effrayer du retard annoncé vendredi 29 juin. Lundi, les actions Essilor et Luxottica ont marqué le pas à Paris et à Milan, perdant près de 2 % dans la matinée.

Numéro un mondial de l’optique intégrée

L’opération franco-italienne donnera naissance au numéro un mondial de l’optique intégrée (verres et montures). La combinaison des deux activités dégagera un chiffre d’affaires de 16 milliards d’euros. Société de droit français, Essilor-Luxottica emploiera 140 000 salariés et aura son siège social à Charenton-le-Pont (Val-de-Marne).

Dans un premier temps, M. Del Vecchio (deuxième fortune d’Italie) en sera le président-directeur général et Hubert Sagnières, actuel patron d’Essilor, le vice-président et directeur général délégué. Avec, a expliqué M. Sagnières, « les mêmes pouvoirs ». Et l’impossibilité pour M. Del Vecchio d’aller au-delà des 31 % de droits de vote qu’il détient déjà. Coté à Paris, le groupe affichera une capitalisation de 53 milliards d’euros (au cours actuel), ce qui le placerait au neuvième rang du CAC 40, talonnant Hermes et devançant AXA.

Réunir en une même société les verres et les montures « permettra de trouver de l’efficacité que l’on n’a pas aujourd’hui dans l’industrie » en termes de qualité, de délais de fourniture des lunettes et de coûts (400 à 600 millions de synergies attendus), jugeait le directeur général délégué d’Essilor, Laurent Vacherot, lors de la présentation des résultats annuels en février. Elle devrait aussi faciliter un développement attendu des lunettes connectées.

Une vingtaine d’autorisations

L’opération a reçu une vingtaine d’autorisations dont celles, début mars, des autorités de la concurrence de l’Union européenne et de la Commission fédérale du commerce (FTC) des Etats-Unis. Mais Essilor et Luxottica ont indiqué que l’approbation des autorités chinoises était une « condition suspensive » à la finalisation de leur accord.

Pourquoi la Chine tarde-t-elle à donner son imprimatur ? Elle développe sa propre industrie, et le nouvel ensemble européen y aura des positions importantes, avec des usines et 20 000 employés. Mais les méthodes commerciales musclées de Luxottica, déjà dénoncées dans le passé, y compris dans l’Hexagone, ne sont pas étrangères à ce retard. Les autorités anti-trust de Pékin y regardent donc de près.

Essilor International n’a cessé de se développer sur ce marché chinois depuis 1995 par acquisitions successives, en particulier dans le moyen de gamme et le solaire. Une stratégie indispensable pour répondre à la demande dans un pays où 800 millions de personnes ont besoin de verres correcteurs, dont 700 millions de myopes – une progression qui serait due à l’urbanisation. Essilor y déploie des « vision ambassadors », des locaux chargés des premiers dépistages.

60 % de la population mondiale a besoin d’une correction

Luxottica, qui a dégagé un milliard de bénéfice net en 2017, est lui aussi très internationalisé. Avec une tout autre culture, nourrie d’une saga à l’italienne qui a fait d’un petit fabricant niché dans un village des Dolomites (Vénétie) le numéro un mondial des montures grâce à l’acquisition et à la relance de Ray Ban, et à l’exploitation de nombreuses licences, dont celles d’Armani dès 1988, puis de Chanel, Prada, Ralph Lauren ou Persol. C’est aussi un fabriquant aux méthodes contraignantes pour écouler sa production, au point de tourner au cauchemar pour certains opticiens.

Plus largement, l’enjeu de la fusion est considérable pour Essilor et Luxottica dans un secteur où la demande se développe, et la concentration industrielle aussi. Le groupe français, inventeur du verre Varilux, est prospère (l’action a triplé en dix ans) et focalisé sur l’innovation. Mais la France ne pèse plus que moins de 10 % de son chiffre d’affaires, derrière les Etats-Unis et la Chine. Luxottica, qui produit 100 millions de montures par an, est depuis longtemps sorti de la Péninsule.

On estime à 4,5 milliards le nombre de personnes ayant besoin d’une correction, soit plus de 60 % de la population mondiale. Des marchés émergents comme ceux de la Chine et surtout de l’Inde sont très prometteurs, depuis les lunettes à bas coûts distribuées dans les villages indiens jusqu’aux montures de luxe que peut s’offrir la nouvelle bourgeoisie de Shanghaï.