Du bon usage du mot « populiste » dans « Le Monde »
Du bon usage du mot « populiste » dans « Le Monde »
Par Franck Nouchi (Médiateur du "Monde")
Les mots « populiste » et « populisme » sont-ils toujours utilisés à bon escient dans les colonnes de votre quotidien ? La réponse est d’autant plus complexe que les définitions sont floues, explique Franck Nouchi, médiateur du « Monde ».
Le premier ministre hongrois, Viktor Orban, et la chancelière allemande Angela Merkel, à Bruxelles, le 29 juin. / FRANCOIS LENOIR / REUTERS
Les demandes les plus simplement énoncées sont parfois celles qui requièrent les réponses les plus longues. Il y a trois semaines, voici ce que m’écrivait un lecteur, Solal Azoulay : « Très intéressé par le journalisme et l’actualité, j’ai remarqué l’emploi fréquent du terme “populiste” dans les colonnes des quotidiens français, en particulier Le Monde. Dans un souci de respect du droit à l’information, pourriez-vous expliciter ce concept, lui donner une définition claire et définitive ? »
Depuis quelques mois, la lecture du Monde peut en effet parfois donner le tournis. Pas un jour sans que des personnalités aussi différentes que Recep Tayyip Erdogan, Donald Trump, Sebastian Kurz, Viktor Orban, Jaroslaw Kaczynski, Giuseppe Conte, Milos Zeman, Andrej Babis, Andrés Manuel Lopez Obrador, Nicolas Maduro, Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon, la liste est loin d’être exhaustive, se voient qualifiés de « populistes » dans des articles ou dans des titres.
Vous êtes évidemment nombreux à réagir à cette vague « populiste » planétaire. A vous lire, Le Monde ne serait pas exempt de reproches. Deux exemples. A peine notre éditorialiste, Gérard Courtois, eut-il défendu le principe de la limitation de vitesse à 80 km/h dans une chronique titrée « Jacquerie automobile » (Le Monde du 23 mai), Jean-Pierre Rieupeyrout dégainait : « Il est triste de voir comme la “gauche” ne comprend plus les “jacqueries”. Le vilain mot et les vilains populistes… Heureusement les hommes d’Etat et les technocrates veillent (…). Vous déplorerez ensuite le vote populiste, mais vous êtes incapables de prendre en compte la vie des gens. »
Un autre lecteur, Guillaume Simier, nous annonce qu’il mettra fin à son abonnement en mars 2019. La raison ? Notre traitement des informations économiques qui, dit-il, « fait le jeu des populistes, de La France insoumise et du FN ». « Ceci est tout simplement indigne du quotidien de référence de centre gauche. L’explication centrale de la montée du populisme ne vient pas d’un racisme primaire, d’une conviction idéologique, mais de la peur du déclassement et de son corollaire, le sentiment d’injustice qu’un autre nous vole ce que l’on nous doit. » « Le Monde, ajoute ce lecteur, contribue à créer ce faux-semblant d’injustice avec des données tronquées, fallacieuses, voire fausses. » Faisant référence à notre titre de « une » du 15 mai 2018 « CAC 40 : les grands profits des actionnaires » et à la « puce » qui l’explicitait – « Les actionnaires ont reçu l’équivalent de 67,5 % des bénéfices (depuis 2009), contre 5 % pour les salariés » –, il nous tance vertement : « Un petit peu de connaissance économique et comptable vous éviterait peut-être de raconter cela. Il est tout à fait logique que les employés ne touchent qu’une part minime des profits : c’est de la pure mécanique comptable ! (…) Vos articles renforcent le sentiment d’injustice dans le pays, votre statut de journal de référence leur donne une visibilité certaine et pousse les gens à regarder les extrêmes. »
Je pourrais évidemment répondre point par point à ces lecteurs. Le Monde consacre une place importante, par le biais d’enquêtes et de reportages, à raconter la « vie des gens ». Ne le faisons-nous pas suffisamment ? La question vaut d’être posée, mais à mon avis en des termes autrement plus mesurés. Quant à notre prétendu manque de « connaissance économique », permettez-moi de ne pas être d’accord. Rien n’est plus faux s’agissant des journalistes du service « Economie ». J’ajoute que je suis profondément convaincu que, en ces temps troublés, l’une des missions du Monde est de mettre en lumière les mécanismes d’accroissement des inégalités.
Revenons-en maintenant à la question posée par M. Azoulay. Quelle est la définition du populisme ? Emploie-t-on ce mot toujours à bon escient dans les colonnes du Monde ?
Pour commencer, permettez-moi de vous conseiller la lecture de deux ouvrages: Qu’est-ce que le populisme? de Jan-Werner Müller (Folio essais, 208 pages, 6,60 €) et Les Populismes (Perrin, 2007), dirigé par Jean-Pierre Rioux et auquel ont participé des historiens aussi éminents que Pierre-André Taguieff, Michel Winock, Pierre Milza, Marc Lazar, ou encore Nicolas Werth. Outre de nombreux éclairages passionnants, vous trouverez dans ce dernier livre une citation extraite d’un article du théoricien politique argentin Ernesto Laclau : « Populisme est un concept insaisissable autant que récurrent. Peu de termes ont été aussi largement employés dans l’analyse politique contemporaine, bien que peu aient été définis avec une précision moindre. Nous savons intuitivement à quoi nous nous référons lorsque nous appelons populiste un mouvement ou une idéologie, mais nous éprouvons la plus grande difficulté à traduire cette intuition en concepts. C’est ce qui a conduit à une sorte de pratique ad hoc : le terme continue d’être employé d’une façon purement allusive, et toute tentative de vérifier sa teneur est abandonnée. »
Une histoire qu’il ne faut pas oublier
Et les journalistes du Monde, du moins ceux qui sont chaque jour confrontés à cette question, qu’en pensent-ils ? Ancien chef du service politique, actuellement correspondant du Monde à Berlin, Thomas Wieder rappelle tout d’abord que le mot populisme a une histoire qu’il ne faut pas oublier : « Quand on parle du populisme aujourd’hui, il faut bien garder à l’esprit qu’on utilise un mot qui a lui-même une généalogie. Je dirai qu’on est aujourd’hui dans le troisième âge du populisme après :
a/ Le premier “populisme”, celui de la Russie du XIXe siècle, le populisme des fameux narodniks, ces intellectuels de la classe moyenne opposés au tsarisme, influencés par le socialisme et préoccupés par le sort de la paysannerie.
b/ Le deuxième “populisme”, celui de l’Amérique latine des années 1940, incarné par le péronisme, qui est souvent considéré par les spécialistes de la question comme l’exemple abouti du populisme arrivé au pouvoir. »
« La difficulté, ajoute Thomas Wieder, c’est que, selon les auteurs, le populisme n’a pas exactement la même définition. Quand on parle de populisme, parle-t-on du populisme tel que l’entendaient un Alexandre Herzen (1812-1870) ou un Nikolaï Tchernychevski (1828-1889) au XIXe ? Ou se réfère-t-on plutôt à la définition qu’en a donnée plus récemment quelqu’un comme le politiste argentin Ernesto Laclau (1935-2014) dans La Raison populiste (Seuil, 2008) ?
Si l’on s’en tient à une définition contemporaine, on peut peut-être dire que le populisme “chimiquement pur ” serait une pensée politique qui repose à la fois sur la vision d’un peuple qui fait bloc face aux élites et sur une promotion du nationalisme. Si l’on s’en tient à une telle définition, le modèle populiste décrit donc à la fois un ordre social et politique – la démocratie directe plutôt que la démocratie représentative, la valorisation des “petits” contre les “gros”, avec toutes les ambivalences d’un tel schéma qui débouche inévitablement sur la désignation de boucs émissaires, et enfin un ordre géopolitique (le protectionnisme plutôt que le libre-échange, l’unilatéralisme plutôt que le multilatéralisme). »
Cela posé, précise encore Thomas Wieder, « la question est de savoir si la notion de populisme subsume ou non d’autres notions comme celle d’extrême gauche et d’extrême droite ». « Là-dessus, l’enjeu n’est pas seulement philosophique, il est aussi politique car on voit bien l’intérêt qu’il y a, de la part de certains, à procéder à une telle subsumption, en mettant par exemple dans le même sac (à des fins de délégitimation) un Mélenchon et une Le Pen.
C’est là, à mon avis, qu’il faut être vigilant. A titre personnel (mais je rejoins ici des analyses comme celle de Pierre Rosanvallon, par exemple), la notion de populisme est opérante, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a qu’un populisme. Je pense au contraire qu’il y a un populisme d’extrême gauche qui n’est pas le même que le populisme d’extrême droite dans la mesure où leur rapport à la nation n’est pas le même et où les boucs émissaires qu’ils ciblent ne sont pas les mêmes non plus.
De la même façon, je dirai que d’autres partis du spectre politique n’échappent pas forcément au populisme. A ce titre, je fais partie de ceux qui estiment que le macronisme a une composante populiste, dans sa façon de dénigrer les corps intermédiaires, de s’en prendre à la presse, dans son rapport compliqué, aussi, au parlementarisme. A certains égards, le macronisme est un libéral populisme, ou, pour le dire autrement, un libéralisme qui se sert de certaines armes du populisme pour mieux combattre d’autres populismes comme ceux de La France insoumise ou du FN. »
« Pour tout dire, conclut Thomas Wieder, je suis assez réticent sur cette “labellisation” dans nos colonnes. A titre personnel, par exemple, je ne qualifie jamais dans mes papiers Alternative pour l’Allemagne (AfD) de “parti populiste” mais de “parti d’extrême droite”. »
Correspondant du Monde à Rome, Jérôme Gautheret partage les réserves exprimées par Thomas Wieder : « Je travaille dans un pays où toutes les forces politiques pourraient, peu ou prou, se voir attribuer le qualificatif de populiste. Les 5 Etoiles sont ils “plus” populistes que l’a été Berlusconi ? Et Renzi l’a-t-il été moins qu’eux dans sa pratique ? Je ne sais pas, je n’en suis pas sûr. Et ce simple doute me dissuade d’employer ce mot. »
« Pourtant, ajoute Jérôme Gautheret, s’il y a en Europe un mouvement qui possède des traits communs avec la définition “péroniste” du populisme, c’est bien les 5 Etoiles des origines, nées d’une protestation très italienne contre des élites locales corrompues, et d’une faillite des corps intermédiaires à laquelle les partis traditionnels n’ont jamais su apporter de réponse. Mais voilà, l’emploi un peu trop généreux de ce terme me retient de qualifier les 5 Etoiles de “populistes”, parce qu’il crée des analogies qui, au bout du compte, obscurcissent les particularités de ce mouvement. Pourquoi chercher à tout prix à qualifier les 5 Etoiles de la même manière que Podemos ou Le Pen ? Je pense que cela ne sert pas à grand-chose.
Au fond, c’est cela qui me retient le plus d’écrire “populisme” : ça complique les choses sans être pour autant précis. Par ailleurs, on peut toujours qualifier les formations politiques autrement et de façon plus neutre. Car, et c’est mon dernier point, le mot “populisme”, tel que nous l’employons, me semble plus relever du jugement moral que de la qualification politique. En l’utilisant de la même manière qu’on employait “démagogue” il y a une génération, je suis persuadé qu’on parle plus de nous que de l’objet qu’on cherche à décrire. C’est ça, me semble-t-il, qui irrite le plus les lecteurs – du moins d’après les mails que je reçois régulièrement à ce sujet. »
Les mêmes problèmes avec Trump
Chef du service politique, Solenn de Royer approuve ses deux confrères : « Même si le terme a des racines historiques précises, il véhicule aujourd’hui à la fois une connotation “morale” et un sens à la fois trop large et trop flou. Elu sur une vague dégagiste, Emmanuel Macron, qui s’oppose au “système”, et qui contourne les corps intermédiaires, est porteur lui aussi d’une forme de populisme. Il pousse le paradoxe jusqu’à jouer sur des ressorts “populistes” pour échapper à la vague “populiste”. Et pourtant, ça n’aurait aucun sens de le rapprocher d’un Mélenchon qui défend une vision populaire de la nation, à la Jaurès, ou d’une Marine Le Pen, qui s’adresse à la sensibilité identitaire du peuple. Ce mot-valise est ambigu et peu pertinent pour décrire la pluralité et la richesse des cas. »
Ces soucis d’ordre typologique ne sont pas l’apanage des Européens. Correspondant du Monde à Washington, Gilles Paris rencontre les mêmes problèmes avec Trump. L’actuel locataire de la Maison Blanche renvoie, dit-il, « à d’autres inspirations historiques, l’anti-élitisme de combat d’Andrew Jackson (président des Etats-Unis de 1829 à 1837), en réaction à la méfiance des Pères fondateurs pour le “peuple” ; Huey Pierce Long (1893-1935), ou Charles Lindbergh (1902-1974), pour la politique étrangère. La difficulté vient de sa pratique qui repose sur des instincts politiques parfois en contradiction avec ce qui reste de la doctrine du Parti républicain (notamment la tentation de sabrer dans les filets sociaux pour contenir [un peu] l’explosion du déficit, et qui serait mortifère pour la base trumpiste). Il rajoute des éléments de “culture war” pour conserver dans sa coalition les évangéliques, ce qui complique encore la situation. On retrouve bien sûr des éléments populistes à profusion dans ses discours, mais ils ne résument pas tout Trump. »
Cette difficulté à définir le populisme, ajoute Sylvie Kauffmann, directrice éditoriale du Monde, « répond à notre difficulté à définir, avec nos propres critères, ces régimes d’apparence démocratique, mais avec des tendances autocratiques, qui émergent un peu partout, y compris en Europe. Nous ne disposons pas toujours des bons instruments pour définir ces nouveaux phénomènes ».
La conclusion s’impose d’elle-même : n’utilisons les mots « populiste » et « populisme » qu’avec parcimonie !