L’art contemporain tunisien toujours en attente d’une révolution
L’art contemporain tunisien toujours en attente d’une révolution
Par Roxana Azimi
En dépit de plusieurs festivals organisés durant l’été, l’offre artistique n’est pas à la hauteur de l’espoir suscité par la chute du régime Ben Ali en 2011.
Depuis la révolution du Jasmin en 2011, jamais la Tunisie n’a connu pareille effervescence artistique concentrée sur deux semaines. Le festival Jaou s’est ouvert le 27 juin pour un mois, succédant au Festival international de photographie, sur l’île de Kerkannah, et précédant « Utopies visuelles », une exposition organisée dans le Sud brûlant, à Sousse. « D’habitude, en été, il ne se passe jamais rien, et là on ne sait pas où donner de la tête ! », se réjouit Mouna Jemal Siala, une artiste réputée pour sa série de photos « non à la division ».
Incontestablement plantureuse, l’offre n’est pourtant pas à la hauteur de l’espoir suscité par la chute de Ben Ali, qui imposait sa politique, ses portraits, sa police et sa censure. « Les Tunisiens sont libres de dire ce qu’ils veulent », assurent tous les artistes après des élections municipales où les islamistes et les indépendants ont fait jeu égal avec le pouvoir. Certes, mais que dire ? Et, dans un pays miné par le chômage et la dévaluation du dinar, quel public est à même de les entendre ?
« Et ils sont où les Tunisiens ? »
A Tunis, la Fondation Kamel Lazaar a conçu la cinquième édition du festival Jaou comme un moyen de suturer les cicatrices du passé, pour inventer un idéal de modération inédit dans les pays arabes. Symboliquement, des lieux d’exposition marqués par l’histoire politique et sociale ont été confiés à de jeunes curatrices tunisiennes. D’un quartier à l’autre, les invités découvrent ainsi des artistes de Tunisie et d’ailleurs, réunis autour de l’eau, de la terre, du vent, du feu ou du silence. Malgré les moyens investis et la détermination de Lina Lazaar, la fille de Kamel, l’objectif initial de hisser la Tunisie au niveau des grands centres d’art contemporain n’est pas atteint.
« Et ils sont où, les Tunisiens ? », se demandait le public convié pour l’occasion. Pour l’heure, en effet, les artistes algériens, libanais ou marocains prennent toute la place. Comme si les lourdeurs administratives dignes des pays de l’ancien bloc soviétique pesaient aussi sur la créativité des artistes. « Le problème de notre scène, ce sont les querelles d’ego, soupire l’artiste Selim Ben Cheikh, qui participe au festival de Sousse. L’Etat devrait payer des séances de psy aux artistes ! » La scène culturelle, naturellement individualiste, se divise en petites cliques promptes au dénigrement. A cela s’ajoute un esprit très insulaire. « L’isolement a produit une absence de curiosité, et une certaine autosuffisance », regrette la photographe tunisienne Hela Ammar.
Les difficultés d’obtention de visa et de bourse ne permettent pas aux artistes de s’oxygéner. Hors du petit circuit des galeries, et d’événements eux aussi temporaires comme l’excellente biennale Dream City organisée depuis 2007 dans la Medina de Tunis, les possibilités d’échanges sont limitées. « On a très peu de gens avec qui parler, qui pourraient apporter un regard critique sur notre travail », admet la dessinatrice Yasmine Ben Khelil. L’idée d’un musée d’art contemporain, qui devrait prendre place dans la nouvelle Cité de la culture, semble grippée. Un bâtiment inadapté, traversé de poutres et bas de plafond a bien été construit, mais sans le moindre projet culturel et scientifique. « Il n’y a pas eu de stratégie d’achat public ni de valorisation de ces collections », regrette le curateur Ridha Moumni.
Bâtons dans les roues
Il n’y a pas plus de politique culturelle publique en dehors de la capitale, comme à Sousse, qui ne se remet toujours pas de l’attaque terroriste qui avait fait 39 morts en 2015, ou sur l’île de Kerkennah, où la population doit souvent jongler entre plusieurs boulots pour joindre les deux bouts. Pour ne rien arranger, l’Etat a tendance à mettre les bâtons dans les roues des privés.
« L’Etat pense que le privé a un agenda politique », regrette un observateur. Le projet de musée privé que Kamel Lazaar caresse depuis 2005 a été cinq fois retoqué par l’Etat, propriétaire des différents sites convoités par le banquier. Le Palais Ksar Es-Saïd, que la Fondation Rambourg a restauré et où elle espérait organiser d’autres expositions, est fermé sine die. « L’Etat ne veut rien faire et ne laisse pas faire », résume Olfa Feki, commissaire du Festival de Kerkennah. Ce n’est qu’après douze rencontres avec le ministre de la culture tunisien, que la courageuse curatrice a obtenu une petite subvention publique de 80 000 dinars (26 000 euros) pour son festival, une goutte d’eau dans un budget global de 3 millions de dinars (980 000 euros).
Malgré l’individualisme tenace, une petite chaîne de solidarité commence doucement à se mettre en place. Une association menée par l’artiste Malek Gnaoui, la galeriste Selma Feriani et la curatrice Amel Ben Attia a créé les ateliers Coteaux dans le quartier industriel de Megrine, au sud de Tunis. L’idée ? Que des mécènes parrainent la résidence d’un artiste tunisien, pour six mois ou pour deux ans selon son budget. Quant à la Fondation Lazaar, elle ambitionne de créer un village d’artistes et d’artisans à Utique, dans le nord du pays, dont la première phase pourrait être visible dès la prochaine édition de Jaou en 2019. Enfin, l’Institut français de Tunis a dans les tuyaux un projet de Biennale de la photo sur le modèle des Rencontres de Bamako.
« Nouvelle génération »
Car le potentiel est là. Dans des formes encore fragiles, flottantes, bâties sur une pensée embrumée de concepts mal enseignés dans les universités françaises, une envie se dessine. « Après la révolution de 2011, la liberté d’expression s’est manifestée de façon chaotique, spontanée, observe la curatrice franco-tunisienne Myriam Ben Salah. Mais depuis trois-quatre ans, j’ai commencé à voir une nouvelle génération d’artistes qui rompent avec l’art “autodéclaré arabe” qui parlait de l’histoire ou de la religion à grand renfort de stéréotypes forgés pour répondre à une demande de l’Occident. »
Grande brune timide, Yasmine Ben Khelil, 31 ans, est revenue s’installer à Tunis en 2012, aux lendemains de la révolution, son diplôme de la Sorbonne en poche. « Le quotidien est difficile, mais l’incertitude, l’intranquillité motivent mon travail », confie-t-elle. Elle le sait, l’échiquier y est moins saturé que dans les grandes villes occidentales. Et la société civile y est combative, gonflée à bloc dans la perspective des élections présidentielles de 2019.