Le Tour de France le 12 juillet. / MARCO BERTORELLO / AFP

Par quelque sens qu’on la prenne, la liste de départ du Tour de France ne porte décidément aucune trace de ces « DD », « Mbappé » ou « Pavard » peints dans le dernier kilomètre de l’arrivée de la cinquième étape du Tour de France, à Quimper. Mais il faut croire que même les artistes peintres de la départementale 39 avaient la tête à Saint-Pétersbourg, mercredi 11 juillet, au lendemain de la qualification de l’équipe de France pour la finale de la Coupe du monde.

Le Tour vit, depuis qu’il s’est élancé samedi de Vendée, avec l’étrange sentiment de ne pas être au centre de l’attention du pays, ce qui ne lui arrive pas si longtemps en ce mois de juillet où l’actualité prépare ses congés. La France le regarde par habitude, et les audiences ne souffrent pas vraiment, dépassant les deux millions de téléspectateurs en moyenne chaque jour. Mais il semble qu’elle n’ait pas vraiment la tête à ça. Le pays a plongé dans une douce euphorie depuis vendredi 6 juillet, et ce n’était pas forcément parce que le Tour s’élançait le lendemain.

Sans doute se dit-il qu’il sera bien temps, quand la fête sera finie, de s’intéresser à cette course dont l’intérêt tient aussi à la longueur. Mardi 17 juillet, quand le Tour entrera dans le dur, dans les Alpes, l’ivresse de la victoire ou de la déception sera cuvée. Avec un peu de chance, Romain Bardet fera durer le vertige ; et si Christopher Froome écrase la course, la France lui pardonnera plus facilement depuis qu’elle a vu l’Angleterre perdre ses illusions en prolongation de la demi-finale.

« Surreprésentation de drapeaux français »

Parce que le Tour n’a d’autre choix que de jouer la carte du rayonnement de la France – il n’existe que parce que l’Etat et les collectivités locales le tolèrent –, les organisateurs ne se plaignent pas : « Je n’ai qu’une chose à leur dire désormais, c’est : finissez le boulot ! », s’amuse Christian Prudhomme, le directeur du Tour qui, de sa voiture rouge ouvrant la course, observe « une surreprésentation de drapeaux français sur le bord de la route » et de pancartes associant le Tour aux Bleus de Didier Deschamps. « Que l’on soit touché un peu sur les audiences, ça ne me pose pas de problème. Si c’est pour que la France gagne la Coupe du monde, on s’en réjouit tous. »

Les dernières fois que l’équipe de France a atteint la finale de la Coupe du monde, le Tour l’a payé cher : en 2006, son vainqueur Floyd Landis a été contrôlé positif et destitué ; en 1998…

Lorsqu’on lui demande si on peut souhaiter au Tour une nouvelle affaire Festina pour exister face au Mondial, Christian Prudhomme s’en sort par une pirouette : pour lui, juillet 1998, c’est la naissance de son enfant et la victoire des Bleus. Il éclate de rire : « Ça vous va comme réponse ? »

Le Mondial perturbe le parcours

Cela fait déjà un an que la Coupe du monde en Russie perturbe les plans du Tour. Le détail donne une idée de la complexité de l’organisation de l’épreuve. A l’origine, le Tour de France 2018 devait :

  • s’élancer le 30 juin ;
  • quitter l’île de Noirmoutier par le très photogénique passage du Gois ;
  • rendre hommage au centenaire de l’Armistice en faisant partir l’étape des pavés du Nord près de la clairière de Rethondes, à Compiègne (comme Paris-Roubaix) et non Arras ;
  • finir par une étape en ligne au Pays basque puis un contre-la-montre à Pau, et non l’inverse.

Le report d’une semaine, décidé par l’Union cycliste internationale en raison de la concurrence de la Coupe du monde, a bousculé le programme.

  • Le 7 juillet à midi, la marée était haute et le passage du Gois impraticable ;
  • le 15 juillet, l’étape a dû être raccourcie et partir d’Arras en raison de la finale du Mondial à 17 heures ;
  • le 28 juillet, l’étape en ligne au Pays basque n’était plus possible en raison de l’absence d’hébergements dans la région, en concurrence avec les fêtes de Bayonne.

Dimanche, l’étape des pavés, qui devrait être l’un des temps forts du Tour, risque d’être singulièrement obscurcie par l’organisation de la finale du Mondial. L’arrivée est prévue à 16 h 20 environ, et Amaury Sport Organisation (ASO) espère que les Français se colleront devant la télévision dès 14 heures pour monter en pression avec du vélo avant le football.

Dès la fin de la demi-finale des Bleus, Christian Prudhomme a appelé Laurent-Eric Le Lay, directeur des Sports de France Télévisions, pour savoir s’il souhaiterait faire avancer un peu le départ de l’étape – ce qui confirme, si besoin était, le poids de la télévision dans l’organisation du Tour. Mercredi matin, les deux hommes sont convenus que le programme resterait tel quel.

Le vainqueur de l’étape de Roubaix, pour fantastique qu’elle soit, sera inévitablement oublié, victime de la jurisprudence dite Tauziat-Calzati, du nom de la joueuse de tennis finaliste de Wimbledon pendant la Coupe du monde 1998 et du cycliste vainqueur d’étape à Lorient le jour de la finale France-Italie en 2006.

Taquineries

Faut-il décaler le Tour d’une semaine supplémentaire tous les deux ans, afin que le chevauchement ne dure qu’un seul week-end, comme durant la Coupe du monde 1998 ? Impossible en année olympique, lorsque les Jeux d’été commencent une semaine après l’arrivée du Tour, avec l’épreuve de cyclisme. Compliqué le reste du temps, car cela bousculerait considérablement le reste d’un calendrier cycliste qui, à partir de juin, est conçu autour de la Grande Boucle. « On pourrait y réfléchir car, pour l’image, ce serait mieux que ce ne soit pas en concurrence », estime Vincent Lavenu, soucieux des retombées médiatiques pour son sponsor français, dont 70 % se font au mois de juillet.

Chez ses coureurs, nulle jalousie envers les footballeurs, assure le patron de Romain Bardet, même si les cyclistes adorent taquiner ces sportifs qui gagnent mieux en travaillant moins. La tendance des footballeurs à exagérer leurs douleurs et l’application parfois décontractée, par la FIFA, de la lutte antidopage, en agace beaucoup.

« Pas franchement envie de parler de football »

Cela n’a pas empêché une grande partie des journalistes belges et français de passer les trois premiers jours du Tour à demander leurs pronostics aux cyclistes des deux pays, quand bien même ils ne nourrissaient aucune passion pour la chose. Quitte à engendrer des situations gênantes, comme lorsqu’un reporter a demandé mardi au Belge Dimitri Claeys, repris à deux kilomètres de l’arrivée avec ses compagnons d’échappée français, s’ils avaient parlé de la demi-finale. Réponse lapidaire du Flamand : « Oui, on a parlé de football pendant 200 kilomètres, alors qu’il faisait 35 degrés, on n’a fait que parler de la tactique du match de ce soir. »

Français dans une équipe belge, le Normand Guillaume Martin avait malheureusement pour lui le profil idéal pour être abordé sur l’air du “Alors, ça chambre ?” : « C’est essentiellement pour cela qu’on est venu me voir depuis samedi, j’ai eu une cinquantaine de questions sur le sujet. C’est parfois un peu énervant car on est focalisé sur ce que l’on fait et, pour nous, le Tour est la chose la plus importante, et de loin. Il y a parfois de quoi être un peu exaspéré. Hier [mardi], je venais de perdre une minute vingt secondes dans une chute, je n’avais franchement pas envie de parler de football. »

Il faudra vivre avec ce sentiment de voyager en seconde classe au moins jusqu’aux Alpes, qui commencent mardi. Pour une fois, les coureurs et ceux qui les questionnent partagent quelque chose : si vous lisez cet article exclusivement sur Internet, c’est qu’il n’a pu se frayer une place dans le journal, entre deux articles sur les Bleus.