Les Croates célèbrent leur qualification en finale après leur victoire face à l’Angleterre, le 11 juillet à Moscou. / Rebecca Blackwell / AP

Les footballeurs croates ont tué le père. Vingt ans après la génération dorée des Zvonimir Boban ou Davor Suker, leurs successeurs, emmenés par le capitaine Luka Modric, ont réussi l’impensable : qualifier leur petit pays de 4,1 millions d’habitants pour la finale de Coupe du monde, une première depuis l’Uruguay en 1950 (2,2 millions à l’époque).

Pourtant, la Croatie était comme fâchée avec la Coupe du monde depuis sa troisième place en 1998 pour la toute première participation de cette jeune nation. En 2002, 2006 et 2014, l’aventure s’est terminée à chaque fois au premier tour. Comme si le charme était déjà rompu. Lors de ce Mondial 2018, l’aventure des Vatreni (les « flamboyants ») a tenu du parcours du combattant. Après une phase de poules maîtrisée (trois victoires en trois matchs), les Croates enchaînent avec trois prolongations en dix jours et deux séances de tirs au but (contre le Danemark puis la Russie) lors desquelles le gardien, Danijel Subasic, endosse le costume de sauveur.

Et dire que le Monégasque et ses partenaires ont bien failli ne jamais voir la Russie à force d’enchaîner les résultats médiocres lors des qualifications. Entre juin et octobre 2017, la sélection au damier perd contre la Turquie et l’Islande, s’impose avec le minimum syndical (1-0) face au modeste Kosovo avant de concéder le nul contre la Finlande. Ce dernier résultat coûte sa place de sélectionneur à Ante Cacic, remplacé au pied levé par Zlatko Dalic, deux jours avant un match décisif face à l’Ukraine. Sous son impulsion, les Croates gagnent à Kiev et décrochent leur place au Mondial en passant par un barrage victorieux face à la Grèce.

La désillusion de l’Euro 2016

Le nouveau sélectionneur n’a pourtant pas un CV d’ancien international, et son expérience de technicien se résume à un poste d’adjoint de la sélection des moins de 21 ans et à des expériences d’entraîneur en Albanie, en Arabie saoudite ou encore à Abou Dhabi. Dalic décide de ne pas bouleverser le groupe en place et s’appuie toujours sur un solide noyau, déjà présent lors de l’Euro 2012 : le gardien, Danijel Subasic (33 ans), les défenseurs Ivan Strinic (30 ans) et Domagoj Vida (29 ans), mais surtout les milieux de terrain Luka Modric (32 ans) et Ivan Rakitic (30 ans), ainsi que les attaquants Ivan Perisic (29 ans) et Mario Mandzukic (32 ans). Malgré le renfort de jeunes loups, comme Marcelo Brozovic (25 ans) ou Ante Rebic (24 ans), la Croatie est une équipe de grognards qui s’est forgé un état d’esprit revanchard à travers les récentes déceptions.

Au stade Loujniki de Moscou, le 11 juillet. / CHRISTIAN HARTMANN / REUTERS

La dernière remonte à l’Euro 2016, où, après un premier tour éblouissant (dont une victoire au passage contre l’Espagne), la Croatie n’avait pas trouvé la solution en huitièmes de finale face au casse-tête portugais. De cette désillusion, huit joueurs titulaires le 25 juin 2016 à Lens l’étaient aussi mercredi 11 juillet à Moscou contre les Anglais… Et ce chiffre impressionnant aurait pu monter à neuf si le défenseur de Liverpool, Lovren, ne s’était pas brouillé avec le précédent sélectionneur avant le tournoi organisé en France.

Luka Modric est toujours le chef de file et le baromètre de son équipe. A 32 ans, le vainqueur des trois dernières Ligues des champions avec le Real Madrid peut même rêver au Ballon d’or en cas de victoire, dimanche, face aux Bleus. Trois fois vainqueur de ce trophée, le Néerlandais Marco van Basten décrit le rôle capital du milieu au physique d’éternel adolescent : « Modric guide son équipe, dirige le jeu. Avoir un joueur comme lui vous mène très loin. La force des Croates est leur mental. Ce sont des battants qui jouent collectif et qui adorent ce genre de match. »

« Quatre millions de joueurs »

La cohésion de l’équipe est en effet leur principal atout. Et gare à celui qui manque de respect au maillot. Avec l’approbation de Modric, Zlatko Dalic n’a pas hésité à renvoyer chez lui Nikola Kalinic, coupable d’avoir renâclé à entrer en jeu en fin de match contre le Nigeria, prétextant un mal de dos.

Les scènes de joie après le deuxième but en demi-finale ont également fait le tour du monde : titulaires et remplaçants qui ne forment plus qu’une montagne humaine sous laquelle un photographe de l’AFP est enseveli. Damien Goulagovich, journaliste pour le site Footballski, spécialisé sur le football de l’Europe de l’Est, décrypte cet état d’esprit : « Les joueurs sont très attachés au pays, ils jouent pour la patrie, plus peut-être que d’autres. C’est lié au fait que la Croatie est une petite nation et aussi parce que la guerre est encore dans les esprits. Modric et certains de ses coéquipiers, qui ont la trentaine, ont entendu, gamins, les bombes tomber. »

Malgré les limites liées à sa population et à un manque criant d’infrastructures, le football est une vraie passion dans ce pays, indépendant depuis le 25 juin 1991. Preuve en est, là où la majorité des langues emploient un anglicisme, les Croates ont inventé leur propre mot pour désigner ce sport, nogomet, créé à partir du mot noga, qui signifie « jambe ».

« Je n’imagine même pas ce que ce serait si la Croatie était championne du monde. Sans doute que personne n’irait au travail pendant quelques jours, s’enthousiasme Zlatko Dalic. Tout est possible en Croatie, notre pays compte quatre millions de personnes, quatre millions d’entraîneurs, quatre millions de joueurs. Tout le pays est dans la rue pour fêter ça. » Plus que jamais prête au combat, en quatre-vingt-dix, cent vingt minutes ou au terme des tirs au but, la Croatie n’a jamais été aussi proche d’un rêve qui tenait de l’utopie il y a un mois à peine.