« Mon tissu préféré » : l’éveil sensuel d’une jeune Damascène
« Mon tissu préféré » : l’éveil sensuel d’une jeune Damascène
Par Thomas Sotinel
La réalisatrice syrienne Gaya Jiji inscrit une histoire intime dans un contexte de tragédie collective.
Présenté en mai, dans la section Un certain regard, à Cannes, Mon tissu préféré sort dans les salles françaises au moment précis où Deraa tombe entre les mains du régime de Bachar Al-Assad. Or, le premier long-métrage de la réalisatrice syrienne Gaya Jiji, exilée à Paris, est scandé par les échos du soulèvement de Deraa au printemps 2011. C’est l’une des ambitions de ce film complexe et imparfait que d’inscrire la plus intime des histoires – l’éveil sensuel d’une jeune femme – dans la plus féroce des tragédies collectives. Gaya Jiji veut aussi faire œuvre de mémorialiste et d’anthropologue : déchiffrer les codes et les contraintes d’une culture à travers les fantasmes de son héroïne, Nahla (Manal Issa), qui – de l’aveu de l’auteure – lui ressemble beaucoup.
Nahla vit avec sa mère, veuve, et ses deux jeunes sœurs, à Damas. Alors que ses cadettes sont étudiantes, elle travaille dans une boutique de vêtements et balance entre la possibilité d’épouser un garçon émigré aux Etats-Unis et son désir d’indépendance. La disparition du patriarche a plongé le petit clan dans la déchéance sociale, et l’éventuel mariage serait l’occasion de remonter cette pente sans fin. Mais Nahla préfère évoquer en songe un amant parfait plutôt que de complaire à son soupirant officiel.
Manal Issa, qu’on avait découverte dans Peur de rien, de Danielle Arbid, donne à ce personnage une dureté qui confine parfois à la cruauté. La première séquence du film la montre affrontant les passagers grelottants d’un taxi collectif qui veulent la persuader de remonter la vitre de la voiture : l’actrice donne immédiatement à son personnage une force d’opposition qui convaincrait presque qu’elle est indestructible. Ce personnage de rebelle et de sale gosse prend une épaisseur qu’elle gardera tant que le film restera entre les confins de l’appartement familial et de la boutique, dont les murs sont parfois traversés par les bruits et les images de la révolution qui gronde.
Terrain de la métaphore
Quand le scénario s’avise de grimper d’un étage, pour aller fouiner dans l’appartement du dessus où Mme Jiji (Ula Tabari), femme de mauvaise vie, a entrepris d’installer une maison de passe, Mon tissu préféré s’aventure sur le terrain de la métaphore. La manière dont Nahla force l’entrée de ce lupanar – représentation des désirs féminins refoulés – pour y installer ses attentes, l’intervention d’un personnage masculin emblématique, à la fois sbire du régime et incarnation du mâle arabe éternel (à la manière du sultan Shahryar, il aime à faire de ses amantes des conteuses) ne se voient plus comme des éléments organiques du récit, mais plutôt comme les arguments d’une thèse.
Si bien que la réussite de certaines séquences, comme la dernière entrevue entre Nahla et le fiancé qu’elle a laissé échapper, ne suffit pas à préserver le lien qui s’était créé avec le monde ordinaire et tragique – puisque promis aux destructions de la guerre civile – de ces femmes damascènes. Restent ces lambeaux d’histoire, qui prennent aujourd’hui une teinte encore plus sombre.
Film français, allemand et turc de et avec Gaya Jiji. Avec Manal Issa, Ula Tabari (1 h 35). Sur le Web : www.sddistribution.fr/film/mon-tissu-prefere/121