Les coureurs du Tour de France longent le lac d’Annecy (Haute-Savoie), le 17 juillet. / PETER DEJONG / AP

11E ÉTAPE : ALBERTVILLE - LA ROSIÈRE, 108,5 KM

Va-t-elle nous suivre jusqu’aux Champs-Elysées, cette petite musique d’ennui qui sert de bande-son au Tour de France, autant que la grosse techno de la caravane publicitaire ? C’est le fil rouge de l’édition 2018 : pas une étape sans que ne s’exprime, ça et là, le regret de voir les favoris rester en bloc compact jusqu’à l’arrivée, alors que tout le monde voudrait voir ce peloton exploser.

Mardi, sur les premières pentes des Alpes entre Annecy et Le Grand-Bornand, la course pour la victoire d’étape a offert un succès prestigieux à Julian Alaphilippe – notez que toutes les étapes du Tour disputées depuis que les Bleus ont gagné la Coupe du monde ont été remportées par un coureur français (c’est-à-dire une). La bataille pour le classement général, quant à elle, a été d’un intérêt relatif, dans la mesure où elle n’a été d’aucun intérêt : les Sky ont verrouillé à double tour et balancé la clé au fond du lac d’Annecy. Course neutralisée. Comment s’échapper lorsqu’il faut, pour cela, dépasser un TGV qui roule devant vous ?

Le final de l’épreuve féminine organisée quelques heures plus tôt, et désignée par le doux nom de « La course by Le Tour », s’est avéré plus palpitant – au passage, quelqu’un est-il en mesure d’expliquer ce fléau contemporain des « machin by bidule » (« la Coupe Davis by BNP Paribas », « Red by SFR », etc.) ? Est-ce censé être stylé ? Quel drôle de monde. Bref. Comme vous le constaterez ci-dessous, la Néerlandaise Annemiek van Vleuten a infligé à sa compatriote Anna van der Breggen ce qu’on appelait jusqu’alors une « Marc Raquil », ou encore une « Floria Gueï », et qu’on pourra désormais appeler une « Annemiek van Vleuten ».

Chez les messieurs, Chris Froome, déjà auteur de deux belles chutes sur les prés vendéens et sur les pavés du Nord, a continué de faire ce qu’il pouvait pour animer la course en crevant sur le plateau des Glières, sans conséquence. Un maboul anonyme en BMX a également tenté d’apporter sa pierre à l’édifice, mais a hélas parfaitement exécuté sa cabriole, alors qu’il suffisait de se louper et de retomber sur les coureurs pour satisfaire le public.

L’impatience guette, mais n’en faisons pas toute une affaire : 2018 n’a rien inventé. Il y a vingt-cinq ans, Miguel Indurain allait remporter son 3e Tour de France, et Mathieu Bénédicte écrivait dans Le Monde : « Drôle de course, dominée par ce seul homme de 29 ans. Mais trop sérieuse, voire ennuyeuse. On attendait les révolutions de palais, on espérait des complots. Tout a avorté. (…) Totale et sans bavure, cette victoire a manqué d’imprévu, de fièvre, comme trop logique, trop calculée. Sans panache ? Dès les premiers jours, le peloton était fataliste, voire résigné. Il l’est resté jusqu’au bout. »

Les adversaires de Chris Froome et Geraint Thomas sont-ils résignés ? « Il faut savoir être patient, suggère Romain Bardet. Ça se joue sur trois semaines, il y aura des ouvertures un peu plus loin. » Comme ici, par exemple ? L’amusant compte Twitter signé « Robert Chipote » a repéré l’ascension qui peut faire la différence :

Elle se situe entre Houilles et Paris, lors de la 21e et dernière étape du Tour.

Et si le parcours croquait les coureurs, plutôt que l’inverse ?

Plus tôt dans la course, il y a aujourd’hui, par exemple. « Si quelque chose est ennuyeux sur deux minutes, faites-le durer quatre. Si c’est ennuyeux encore, essayez huit minutes, puis seize, puis une demi-heure, et à la fin, ce n’est plus ennuyeux, c’est intéressant. » Les organisateurs du Tour ont pris le contre-pied de cette recommandation de John Cage, cité dans une chronique de France Culture consacrée à l’ennui. Ils ont tracé, pour la 11e étape, un parcours environ deux fois plus court que d’habitude, 108 kilomètres entre Albertville et La Rosière, conçu pour croquer les coureurs, alors que c’est l’inverse qui se produit depuis dix jours.

« Ça partira plein gaz dans la première montée, anticipe Geraint Thomas. Il se peut que plusieurs [favoris] essaient de partir dans l’échappée. Ce sera difficile de contrôler. Je suis sûr qu’il va se passer beaucoup de choses. » « L’étape en elle-même est dure, mais la dernière ascension vers La Rosière n’est pas très propice à ce qu’il y ait de gros écarts », tempère Romain Bardet. Le Normand, pardon, l’Italien Vincenzo Nibali met tout le monde d’accord : « Il pourrait se passer quelque chose, ou alors rien du tout. »

Après l’étape d’hier, le vainqueur du Tour 2014 livrait cette analyse au site Velonews : « Ça peut paraître ennuyeux depuis chez vous, mais quand ça roule si vite, il n’y a pas la place pour tenter de faire une sélection. Ce “nouveau” cyclisme est dû à la précision des méthodes d’entraînement. Nous sommes tous au même niveau. Simplement, parfois, quelqu’un a un mauvais jour et perd du temps.

Nous suivons tous un entraînement spécialisé, et le spectacle en pâtit. Les écarts aujourd’hui se font si vous avez fait une erreur dans votre façon de vous entraîner, si vous n’avez pas bien récupéré de la veille, si vous avez mal dormi. Ou alors si vous avez un problème, comme en Formule 1. Toutes les voitures se valent, l’issue de la course dépend d’un problème mécanique ou d’une panne. C’est comme ça depuis plusieurs années dans le vélo. » Nous n’y avions jamais pensé, mais Nibali fournit là une idée de génie : pour un cyclisme plus beau, interdisons l’entraînement aux coureurs !

Départ 14 heures ; arrivée vers 17 h 20.

Le Tour du comptoir : Annecy

Chaque matin du Tour, En danseuse vous envoie une carte postale du comptoir d’un établissement de la ville-départ de la veille.

Où l’on se demande bien qui est ce « George ».

On a failli croiser Poupou dans notre Tour du comptoir. Improbable, non ?

On vous explique : dans un premier temps, on a cru qu’on pourrait trouver dans le centre-ville d’Annecy un bar sympa, un comme on les aime, avec le comptoir bien patiné et le ballon de blanc vide à 11 heures. Chou blanc : partout de grandes brasseries impersonnelles, sauf ce petit bar où le patron n’avait pas très envie de parler.

C’est dans le centre culturel Bonlieu qu’on a sauvé la matinée : là, depuis 20 ans, il y a BD Fugue, une librairie spécialisée dans les bandes dessinées, qui fait aussi café. Et là, nous raconte Vincent Poirier, le gérant, on est passé à deux doigts de voir Raymond Poulidor. L’ancien champion continue, à 82 ans, de publier à un rythme qui ferait passer Marc Lévy pour un cossard fini, même si on n’est pas certain que tout soit de sa plume (alors que Marc Lévy…). Et personne n’assure autant que lui le service après-vente dans la France entière. Même François Hollande.

Cet été, il a cosigné une BD sur sa vie, « Raymond ». La maison d’édition a proposé qu’il passe à la librairie de 8 heures à 9 h 15 – avant l’ouverture du village départ du Tour, où il continue de signer des dédicaces dans le stand du partenaire du maillot jaune. C’est sur l’heure que Vincent a tiqué : l’initiative avait de bonnes chances de se terminer en tête à tête avec Poupou, et l’histoire du Tour de France, ce n’est pas vraiment le truc du libraire.

Le vélo peut pourtant se consommer en BD, dit-il, surtout celles de Lax, un chouette gars paraît-il. Il recommande aussi « Les porteurs d’eau », qui vient de sortir, une aventure sur fond de trafic d’EPO – on ne voit pas le rapport avec le vélo.

Hormis qu’elle manque cruellement de PMU, nous confirme Vincent, la ville d’Annecy est chère, très chère ; le cadre naturel est beau, très beau ; et culturellement c’est calme, très calme. « Je ne la quitterais pour rien au monde. »

PS : Le titre de cette chronique ? C’est à cause de Vincent. Quand on lui a demandé s’il connaissait un cycliste actuel, « allez juste, un, vous savez, un Britannique qui gagne tout le temps ? », il a dit :

« - Hmmm… George ?

- Ah non. Chris Froome.

- Ah. Vous lui direz bravo. »

Après vérification, aucun George, Georges, ni même Jörg, Giorgio ou Jorge n’a pris le départ du Tour de France cette année. Vincent a peut-être mis le doigt sur un truc.