Tour de France : « Je pense donc je suis », par Guillaume Martin
Tour de France : « Je pense donc je suis », par Guillaume Martin
Par Guillaume Martin
Quelles implications peut bien avoir la formule de Descartes dans une course cycliste ? La réponse de Guillaume Martin, coureur du Tour et diplômé de philosophie.
Cogito ergo sum, « je pense donc je suis » : la formule de Descartes est à ce point connue qu’elle apparaît parfois austère. Et si nous nous amusions à envisager les implications de cette formule dans le cadre d’une course cycliste ?
Soit une situation où un coureur attaque à côté de moi. Que faire ? Être ou ne pas être (dans l’échappée) ? Suivre ou ne pas suivre ? Je pense, pèse le pour et le contre... Y aller, c’est se donner l’opportunité de jouer la gagne ; mais c’est aussi risquer de se fatiguer pour rien. Rester dans le peloton serait plus sûr. Et en même temps, qui ne tente rien n’a rien... Donc je suis ! Je décide de prendre la roue du coureur qui vient de passer à l’offensive. Mince : j’ai pensé trop longtemps, et quand je viens à bout de ma délibération intérieure, l’attaquant est déjà trop loin devant, hors de portée. J’ai trop cogité, je n’ai pas pu suivre, je ne peux pas en être...
Je pédale donc je suis
Moralité vélosophique : le cyclisme ne peut se résumer à une simple réflexion, à un calcul rationnel. Si je pense trop, je n’agis pas. Les briefings dans le bus avant le départ, les grands plans de bataille, les consignes à l’oreillette, c’est bien beau. Mais cela ne remplacera jamais l’expérience immédiate du coureur sur le terrain. In fine, l’important c’est de pédaler ! On me demande par exemple souvent à quoi je pense sur le vélo ou ce que la philosophie m’apporte dans ma pratique. Au risque de décevoir, ma crainte est plutôt que la philosophie me desserve et la plupart du temps, je ne pense simplement à rien. Trop de réflexion tue l’action.
Aussi, quand un nouveau coureur attaque devant moi, cette fois je ne pense pas : je suis. Je prends direct la roue de mon adversaire. Je fonce. Après quelques minutes, je me retourne : personne. Quelle joie ! Quel sentiment d’accomplissement : je suis dans l’échappée, j’existe ! Nul besoin de penser pour sentir que l’on est. L’excitation de la fugue, l’impression de goûter à un fruit défendu, l’ivresse de la victoire possible – tout cela suffit à m’en convaincre. Je pédale donc je suis.
Voilà à présent qu’une montée se profile, la dernière de la journée. L’appel du succès me commande d’attaquer. Intuitivement, je me dresse sur mon vélo, et place un démarrage. L’effort que je produis est violent : je me dépense, donc je sue. Mais cela vaut la peine : je creuse l’écart sur mes poursuivants, et me dirige vers une prestigieuse victoire d’étape. Le sommet de la difficulté franchi, je m’élance dans la dernière descente, en bas de laquelle sera jugée l’arrivée du jour.
Si j’avais su, je n’aurais pas pensé
C’est à ce moment qu’une réflexion parasite me vient : pour prendre part à l’échappée du jour, j’ai dû suivre ; puis je me suis échappé de l’échappée ; donc je ne suis plus, car je suis devant ; mais si je suis devant, alors je ne suis plus personne ! Je me gratte le casque. Cet étonnant syllogisme me perturbe et me déconcentre. Encore une fois, la pensée me détourne de mon droit chemin vers la victoire. Elle m’en détourne tant et si bien que, déconcerté par cette conclusion énigmatique – je ne suis pas –, je manque d’attention dans un virage, et manque le virage par la même occasion. Bref, je pense donc je chus.
Bien sûr, si j’avais su, je n’aurais pas pensé. Me voilà désormais obligé de panser. Sur cette phrase, je vous laisse méditer ; moi je retourne rouler !