Allemagne : Mesut Ozil, footballeur loyal ou ambassadeur instrumentalisé ?
Allemagne : Mesut Ozil, footballeur loyal ou ambassadeur instrumentalisé ?
Par Thomas Wieder (Berlin, correspondant)
En quittant l’équipe nationale de football, le joueur d’origine turque a déclenché une vive polémique en Allemagne, alimentée par certains ministres du président Erdogan.
Mesut Ozil pose le 13 mai 2018 avec le président turc Recep Tayipp Erdogan, et lui offre un maillot de son équipe Arsenal. / AP
En Allemagne, la polémique prend de l’ampleur au lendemain de l’annonce, par le footballeur Mesut Ozil, de son départ de l’équipe nationale. « C’est avec le cœur lourd et après beaucoup de réflexion que, à cause des événements récents, je ne jouerai plus pour l’Allemagne de matchs internationaux, aussi longtemps que je ressentirai du racisme et du manque de respect à mon égard », avait indiqué sur Twitter, dimanche 22 juillet, le milieu de terrain allemand d’origine turque, âgé de 29 ans.
Cette annonce a déclenché une avalanche de réactions dont les enjeux dépassent largement le cadre footballistique. « Le départ de Mesut Ozil est une césure sportive, politique et sociétale », observait, lundi, le quotidien berlinois Tagesspiegel, qui, comme l’ensemble des médias allemands, consacrait ses gros titres à la décision du joueur. « Mesut Ozil n’était pas n’importe quel joueur dans cette équipe nationale. C’était un symbole de cohabitation et de vivre-ensemble pour les citoyens d’origine turque qui, depuis x générations, vivent en Allemagne. Cette brutale rupture entre Ozil et l’équipe nationale est la vraie défaite de cet été – bien plus que celle des onze joueurs allemands dès le premier tour de la Coupe du monde », analysait, de son côté, le Süddeutsche Zeitung.
« Respect aux racines de mes ancêtres »
Pour comprendre l’émotion suscitée par cette affaire, il faut remonter au 13 mai. Ce jour-là, une série de photos montrent deux joueurs allemands d’origine turque, Mesut Ozil et Ilkay Gündogan, poser aux côtés du président turc Recep Tayipp Erdogan et lui offrir des maillots de leurs équipes respectives, Arsenal pour le premier, Manchester City pour le second.
Prises dans un hôtel de Londres, ces photos avaient été rapidement diffusées sur les réseaux sociaux par le Parti de la justice et du développement (AKP), le mouvement islamo-conservateur du président turc. A six semaines des élections présidentielle et législatives turques, M. Erdogan – qui fut réélu, le 24 juin, dès le premier tour – ne pouvait rêver meilleure publicité. En Allemagne, ces photos avaient été condamnées par l’ensemble des partis politiques, qui avaient jugé, au mieux maladroit et au pire scandaleux, l’hommage rendu par des joueurs de l’équipe nationale à un dirigeant étranger à la tête d’un régime autoritaire.
Dimanche, Mesut Özil est revenu sur les critiques suscitées par ces photos, estimant que celles-ci étaient parfaitement injustifiées. « Comme beaucoup de personnes, mes origines proviennent de différents pays, a expliqué le joueur d’Arsenal, né en 1988 à Gelsenkirchen, une ville du bassin industriel de la Ruhr, située en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, le Land qui compte la plus importante communauté turque d’Allemagne. J’ai deux cœurs : un allemand et un turc. Durant mon enfance, ma mère m’a dit de ne jamais oublier d’où je venais. J’ai rencontré le président Erdogan à Londres, lors d’un gala de charité. Pour moi, faire une photo avec [lui] n’était en aucun cas politique, il s’agissait juste de respecter le plus haut dignitaire de mon pays […], de ne pas manquer de respect aux racines de mes ancêtres, qui auraient été fiers de ce que je suis devenu aujourd’hui. »
« Il a joué comme une merde »
Dans la lettre de trois pages accompagnant l’annonce de son départ, Mesut Ozil s’en est également pris à Reinhard Grindel, président de la fédération allemande de football (DFB) et ancien député conservateur (CDU) de 2002 à 2016. « Aux yeux de Grindel et de ses soutiens, je suis allemand quand nous gagnons, mais je suis un immigré quand nous perdons », a-t-il déploré, en référence au peu de soutien que lui a apporté la DFB après l’élimination de l’Allemagne de la Coupe du monde, à l’occasion de laquelle le joueur avait été visé par de nombreuses attaques à caractère raciste, lui qui faisait déjà partie de l’équipe nationale vainqueure de la Coupe du monde face au Brésil, en 2014.
Depuis dimanche, les réactions sont très diverses en Allemagne. D’un côté, certains ont choisi d’accabler Mesut Ozil. C’est le cas du tabloïd conservateur Bild, qui a qualifié ses explications de « jérémiades ». Pour le quotidien le plus lu d’Allemagne, le joueur est doublement indéfendable, d’abord en raison de son soutien à M. Erdogan, un « despote » qui cherche à imposer une « dictature islamiste » en Turquie, ensuite à cause de son jeu « minable » lors de la dernière Coupe du monde.
Contre Mesut Ozil, la charge la plus virulente est toutefois venue de Uli Hoeness, le président du Bayern Munich. « Pour moi, Ozil a eu un alibi pendant des années, il n’a pas du tout aidé l’équipe d’Allemagne […] Quand est-ce qu’il a passé un adversaire pour la dernière fois ? Personne ne l’a questionné athlétiquement. Maintenant il peut se cacher derrière l’histoire d’Erdogan. Il a joué comme une merde pendant des années, et maintenant c’est de la faute de Reinhard Grindel ou d’Oliver Bierhoff », le manager général de l’équipe d’Allemagne.
« Une décision qui doit être respectée »
A l’inverse, plusieurs journaux et responsables politiques, tout en prenant leurs distances avec la décision surprise de Mesut Ozil, ont affirmé qu’il fallait prendre au sérieux ses explications. « Il s’agit d’un signal d’alarme lorsqu’un grand joueur de football allemand comme Mesut Ozil ne se sent plus représenté dans son pays à cause du racisme », a ainsi estimé la ministre social-démocrate de la justice, Katarina Barley. « C’est dramatique si de jeunes citoyens germano-turcs ont maintenant l’impression qu’ils n’ont pas leur place dans l’équipe nationale. Le succès n’existe que dans la diversité, non dans l’unicité. C’est ainsi que nous sommes devenus champions du monde en 2014. Et que la France l’est devenue cette année », a réagi de son côté Cem Ozdemir, président du groupe écologiste au Bundestag, lui-même d’origine turque.
Quant à Angela Merkel, elle a également réagi, mais en prenant garde de ne pas donner à ses propos de dimension politique. « Comme vous le savez, la chancelière apprécie beaucoup Mesut Ozil. Il a beaucoup fait pour l’équipe nationale et a pris une décision qui doit être respectée », a ainsi déclaré l’une des porte-parole du gouvernement fédéral, Ulrike Demmer, lundi midi.
« Le plus beau but contre le virus du fascisme »
La réaction prudente de la chancelière allemande n’est guère étonnante, cette dernière s’étant toujours montrée soucieuse de ne pas attiser les tensions au sein de la communauté turque en Allemagne, forte d’environ 3 millions de personnes et où M. Erdogan compte de nombreux partisans. A l’élection présidentielle du 24 juin, environ 65 % des électeurs turcs installés outre-Rhin ont voté pour le candidat de l’AKP, soit douze points de plus que son score total.
Deux autres raisons expliquent également le ton mesuré de Mme Merkel. La première est purement politique, et tient à son souci de ne pas s’aventurer dans des débats qui divisent son propre camp, la droite conservatrice (CDU-CSU), que ce soit sur la double nationalité ou la place de l’islam dans la société allemande. La seconde raison est diplomatique, et est liée à l’instrumentalisation dont cette affaire fait l’objet de la part des autorités turques.
Depuis dimanche, plusieurs membres du gouvernement de M. Erdogan, qui ne manque pas une occasion de dénoncer la situation des Turcs installés en Allemagne, ont en effet salué le retrait de Mesut Ozil « Nous soutenons pleinement la décision honorable de notre frère Mesut Ozil », a ainsi réagi le ministre turc des sports, Mehmet Kasapoglu. « Je félicite Mesut Ozil qui, en quittant l’équipe nationale d’Allemagne, a marqué le plus beau but contre le virus du fascisme », a quant à lui commenté son collègue chargé de la justice, Abdülhamit Gül.