Général Guibert : « Au Mali, il faut faire converger les stratégies militaire et de développement »
Général Guibert : « Au Mali, il faut faire converger les stratégies militaire et de développement »
Propos recueillis par Morgane Le Cam (Bamako, correspondance)
Le commandant de la force française « Barkhane » dresse le bilan de sa mission à la veille d’un scrutin présidentiel sous haute tension.
Soldats français de la force « Barkhane » avec des soldats de l’armée malienne à Inaloglog, au Mali, le 17 octobre 2017. / Benoit Tessier/REUTERS
Après un an passé à la tête de l’opération « Barkhane », qui compte 4 500 soldats français déployés au Sahel depuis 2014, le général Bruno Guibert passe la main au général Frédéric Blachon. Sous son commandement, la principale mission extérieure française, dédiée à la lutte contre le terrorisme djihadiste, a concentré son action aux frontières du Mali, du Niger et du Burkina-Faso.
A l’approche de la présidentielle du 29 juillet dans laquelle le président malien Ibrahim Boubakar Keita remet son mandat en jeu, des événements ont fait monter la tension : attaque dans la ville de Gao contre une patrouille blindée de « Barkhane » le 1er juillet, exécution sommaire de plus de vingt personnes vers Ménaka le 20, mort d’un soldat malien dans une embuscade deux jours plus tard dans le centre du pays, tirs d’obus contre l’aéroport de Sévaré le 23 juillet… Le général Guibert revient sur cette menace terroriste qui perdure à la veille d’un scrutin sous pression.
Voyez-vous un lien entre les récentes attaques djihadistes, dans le centre et le nord du Mali, et l’élection présidentielle ?
Bruno Guibert Les djihadistes sont fermement opposés à la mise en place d’un processus démocratique au Mali et y revendiquent l’application de la charia. Pour autant, les enjeux nationaux de cette élection ne contreviennent pas directement aux intérêts de moyen et long terme des groupes armés terroristes, davantage tournés vers leurs aires d’influence locales. Les attaques répétées dans le centre et le nord du Mali, qui frappent essentiellement la population civile, illustrent plutôt une fuite en avant des terroristes. Partis d’une logique de conquête et d’implantation durable, ils sont désormais réduits à des actions sporadiques dont la portée est limitée. Le lien entre l’élection et les dernières attaques n’est donc pas direct, même si la période peut offrir aux djihadistes une caisse de résonance médiatique.
Le QG du G5 Sahel a été attaqué à Sévaré le 29 juin. Où en est sa mise en place de cette force conjointe entre la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad ?
Malgré l’attentat de Sévaré, le G5 Sahel continue sa montée en puissance. L’opérationnalisation de la force conjointe est bien réelle. Elle a pu installer l’ensemble de ses postes de commandement et déployer environ 80 % des effectifs des bataillons pour atteindre un effectif de 4 000 hommes. En outre, elle a réussi à mener six opérations à ce jour. Nous aimerions que ce soit plus rapide mais il est difficile d’opérationnaliser une force à partir d’armées qui souffrent de problèmes structurels majeurs, de logistique et d’équipements. La clé du succès passe par le soutien de la France, de l’Union européenne [UE] et de la communauté internationale. Près de 6 000 soldats maliens, burkinabés ou nigériens ont pu bénéficier d’une séquence de formation. Notre rôle s’attache désormais à développer la coordination et l’appui à la planification.
Dans le centre, les milices prolifèrent, les conflits intercommunautaires s’exacerbent et les écoles ferment. Pourquoi « Barkhane » n’y intervient pas ?
C’est une décision stricte du président malien de vouloir que le Mali réponde seul à cette crise. De plus, la gestion des conflits intercommunautaires n’entre pas dans les missions de « Barkhane ». Nous ne sommes pas responsables du règlement de l’ensemble des problèmes du Mali et ne pouvons être partout avec nos 4 500 hommes dans une zone aussi vaste que l’Europe. Nous sommes présents au nord du Mali et au nord du fleuve Niger dans la région dite « des trois frontières ». Toute la zone centre a subi une très forte pression des djihadistes, au point que l’insécurité s’y est enkystée. Le terrorisme vient surinfecter des fractures communautaires souvent très anciennes. La situation est préoccupante. Aujourd’hui, l’Etat malien cherche légitimement à reprendre position.
Dans la zone de Ménaka, les soldats français collaborent avec le Mouvement pour le salut de l’Azawad (MSA) et le Groupe autodéfense touareg Imghad et alliés (Gatia). En avril, la Mission des nations unies au Mali (Minusma) a accusé cette coalition d’être responsable d’exécutions sommaires. « Barkhane » ne risque-t-elle pas d’être instrumentalisée ?
Je n’aime pas le terme « collaborer ». « Barkhane » ne collabore pas avec le MSA et le GATIA, elle se coordonne avec ces groupes, dans une action ponctuelle basée sur du renseignement. « Barkhane » s’entoure des précautions nécessaires et c’est un choix qui est mûri et assumé. Les groupes d’autodéfense avec lesquels nous travaillons, ponctuellement et sans planification préétablie, savent que la coordination pourrait être réversible dès lors que leurs actions s’inscriraient en dehors du cadre fixé. « Barkhane » est prête à se coordonner avec tous les groupes armés qui manifestent clairement leur volonté de lutter contre le fléau du terrorisme en respectant trois critères que j’ai fixés : la loyauté envers l’Etat malien, la volonté de lutter contre le terrorisme avec les forces armées maliennes et le respect du droit des conflits armés. Cette démarche ne s’appuie donc sur aucune considération communautaire, mais réclame des preuves de bonne foi.
Je constate qu’il y a surtout une occultation systématique du rôle des groupes armés terroristes dans ces conflits dits communautaires. Or ils les ont instrumentalisés, favorisés et entretenus.
Comment jugez-vous, plus largement, la situation sécuritaire au Mali ?
Quand je suis arrivé, la région Liptako concentrait une très large part des attaques et incidents sécuritaires. Le travail réalisé montre que les gains sont possibles, même s’il reste à les pérenniser par des actions de développement. « Barkhane » ne s’interdit pas d’agir dans d’autres zones du nord du Mali : à Kidal, où nous menons des actions d’opportunité ; dans le secteur de Tombouctou contre la Katiba Al-Furqan ; et dernièrement dans le Gourma avec la force conjointe du G5 et les forces armées maliennes contre la katiba [brigade] 3Alpha, avec d’excellents résultats.
Dans toutes ces zones, nous avons pris le dessus sur l’ennemi en lui infligeant des pertes sévères. L’ennemi est toujours là, dilué au milieu des populations, mais il est clairement sous pression. Il ne dispose plus de sanctuaire. Il n’est plus capable de mener d’action d’envergure coordonnée. Mais, je le dis souvent, il n’y aura pas de solution militaire au Mali. La solution est politique, et seule une action globale, sur l’ensemble des leviers militaire, diplomatique, économique surtout, permettra d’établir les conditions d’une stabilité durable.
« Barkhane » a évolué vers une occupation plus durable du terrain, pour quel bilan ?
Le pragmatisme a conduit à recentrer l’action de « Barkhane » dans le Liptako, qui est ainsi devenu le premier point d’application de la stratégie globale de la France. Agir méthodiquement, en combinant l’ensemble des approches de restauration de la vie civile, ne peut se faire que sur une durée suffisante et une zone limitée. Notre présence plus permanente sur le terrain aux côtés des forces maliennes permet de réduire la capacité de combat des groupes terroristes par des opérations successives et, parallèlement, de développer l’aptitude des forces armées partenaires. Elles peuvent poursuivre le combat de manière autonome à mesure que le rapport de force s’inverse progressivement.
Sur le plan tactique, nos actions sont dirigées sur la base d’un renseignement de plus en plus précis, et la population y joue un rôle clé. Nos actions sont plus ciblées, notre force beaucoup plus réactive et moins prédictible.
Comment expliquez-vous qu’Iyad Ag-Ghali, à la tête du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), demeure insaisissable ?
Les groupes de Ag Ghali ont subi de lourdes pertes au cours des premiers mois de 2018, qui ont provoqué une profonde désorganisation du RVIM. Dans cette société très hiérarchisée où tout ou presque passe par les chefs, leur neutralisation a provoqué un renouvellement des cadres. Ag-Ghali parvient à se cacher, notamment dans les oueds de la partie septentrionale du Mali. Sa longévité témoigne de la robustesse de ses soutiens. Nos actions du début d’année ont fortement déstabilisé notre adversaire mais ne l’ont pas totalement abattu. Un jour, il sera mis hors de combat.
La population soutient-elle les groupes armés ?
Ces groupes cherchent à se fondre à la population, souvent contre sa volonté. Cette implantation se traduit par une implication de plus en plus marquée dans le tissu local, voire par une substitution aux autorités légales. Les habitants sont apeurés et la menace des terroristes l’emporte souvent sur les promesses des forces régulières. Sans perspective immédiate de retour de l’Etat de droit, les populations rechercheront des protecteurs garants de leur survie. Dans certaines parties du territoire, la sécurité, voire la justice, sont assurées de facto par des groupes djihadistes. Seul le retour permanent de l’autorité malienne, favorisera le retour de la confiance de la population.
Un certain nombre de jeunes s’engagent aussi dans les rangs de ces groupes armés pour se défendre contre d’autres communautés. Ce qui ne signifie pas que les populations soutiennent tous les djihadistes. Il faut maintenant faire converger les stratégies militaire et de développement afin de provoquer la rupture et couper les liens entre population, communautés et djihadistes. C’est un point fondamental. Cela prendra du temps, sera douloureux peut-être, mais la situation reste réversible. C’est avant tout une question de volonté politique.
Au Mali, des voix continuent de plaider en faveur de négociations avec les groupes djihadistes. Est-ce une option envisageable ?
C’est une question éminemment politique. Aujourd’hui, il y a toute une partie du territoire à reconquérir en réinstaurant l’intégrité de l’Etat. Ensuite, ce sera aux autorités maliennes d’entamer des discussions avec ceux qui renonceront à la violence, pour instaurer une paix durable.