Comment faire taire les journalistes ? Selon Reporters sans frontières (RSF), le cyberharcèlement est une nouvelle façon de s’y prendre, un phénomène de plus en plus courant et organisé. Un rapport publié jeudi 26 juillet par l’organisation non gouvernementale (ONG), qui dit avoir documenté des dizaines de cas dans 32 pays, dresse un état des lieux accablant et alerte sur ses conséquences. « Le harcèlement en ligne est un phénomène qui se propage à l’échelle mondiale et qui constitue aujourd’hui l’une des pires menaces contre la liberté de la presse », écrit ainsi Christophe Deloire, secrétaire général de l’ONG, dans un communiqué.

Principal danger : « La plupart des journalistes victimes de cyberharcèlement interrogés par RSF sont pour beaucoup contraints à l’autocensure face à cette vague de violence dont ils n’avaient pas imaginé l’ampleur », peut-on lire dans le rapport. Le journaliste algérien Abdou Semmar témoigne par exemple avoir cessé de parler des homosexuels, et réduit sa couverture des tabous de la société à la suite des menaces en ligne ciblant notamment sa sœur. « Les harceleurs envoient donc un message non seulement à leurs victimes, mais aussi à tous les journalistes », déplore Reporters sans frontières.

Selon une étude du Conseil de l’Europe publiée l’an dernier et citée par RSF, 40 % des 940 journalistes interrogés auraient subi des formes de harcèlement ayant « affecté leur vie personnelle » au cours des trois années précédentes. Il s’agissait de cyberharcèlement dans 53 % des cas. Les femmes et les journalistes d’investigation font partie des professionnels de l’information les plus fréquemment visés.

L’origine nébuleuse des campagnes de harcèlement

Les exemples ne manquent pas, du cyberharcèlement de la journaliste française Nadia Daam, prise pour cible après avoir critiqué les membres du forum 18-25 du site jeuxvideo.com, à celui de la journaliste d’investigation philippine Maria Ressa, qui a « été appelée “mocheté”, “chienne”, “serpent”, menacée de viol et de meurtre », rapporte-t-elle, après ses enquêtes sur le pouvoir.

Qui est à l’origine de ces campagnes de harcèlement ? RSF le reconnaît :

« Les liens entre les donneurs d’ordre et les trolls qui mettent en œuvre la cyberviolence contre les journalistes sont souvent difficiles à démontrer, et la recherche sur ces questions doit encore être développée. »

Elles peuvent être lancées « par des communautés d’individus », comme dans le cas de Nadia Daam, « des groupes politiques », voire même des entreprises – l’ONG cite l’exemple de deux sociétés brésiliennes, JBS et 4Buzz, qui ont financé la mise en avant d’un faux reportage diffamant, apparaissait dans les résultats des moteurs de recherche chaque fois que le nom du journaliste Leonardo Sakamoto était écrit.

« Harceler n’a jamais été aussi peu coûteux »

Mais RSF souligne que des Etats sont aussi à l’origine de ces campagnes de cyberharcèlement. Russie, Chine, Inde, Turquie, Vietnam, Iran ou encore Algérie sont notamment accusés.

En Inde par exemple, la journaliste Rana Ayyub est apparue sur une liste de journalistes à cibler établie par l’équipe de campagne de Narendra Modi, aujourd’hui premier ministre. Depuis, les attaques sont incessantes, menées par les soutiens du régime superactifs en ligne, surnommés « yoddhas » par Narendra Modi. « On m’a traitée de prostituée. Mon visage a été apposé à la photo d’un corps nu et la photo de ma mère a été prise sur mon compte Instagram et “photoshopée” de toutes les manières possibles », a-t-elle confié à RSF. Idem en Equateur, où l’ancien président Rafael Correa avait cité en 2016 le nom de cinq journalistes du pays ayant participé à l’enquête internationale sur les « Panama Papers ».

Des opérations qui font parfois partie de dispositifs plus larges visant à nuire à la presse, consistant à noyer le contenu journalistique sur les réseaux sociaux « sous un flot de fausses nouvelles et de contenus en faveur du régime », explique l’ONG. Pour mettre en place ces opérations d’ampleur, les commanditaires font appel à « des activistes ou des sous-traitants précaires, rémunérés pour rendre des histoires virales ou pour lancer des campagnes avec l’objectif de discréditer ou d’attaquer les journalistes et de diffuser leur propagande ».

Ils commandent aussi les services d’entreprises permettant d’acheter à peu de frais des abonnés, des « j’aime » ou des partages en masse, permettant d’amplifier artificiellement la visibilité des campagnes. « Harceler un journaliste de manière massive n’a jamais été aussi simple – et aussi peu coûteux », dénonce RSF, en fustigeant les entreprises comme Devumi qui vendent des « vues » et autres « likes ». L’usage de bots, des programmes automatisés, est aussi répandu, tout comme la « sponsorisation » de publications, qui consiste à payer pour que celles-ci gagnent en visibilité sur un réseau social par exemple.

Donald Trump « encourage »

Au passage, l’ONG égratigne aussi le président états-unien. Sans l’accuser d’être à l’origine de telles campagnes, elle lui reproche le climat qu’il instaure, en n’ayant « de cesse de haranguer les journalistes, les taxant de “fake news” à chaque nouvelle publiée n’allant pas dans son sens ». Un comportement qui « encourage », selon RSF, les incivilités en ligne.

Comment lutter contre ce phénomène ? L’organisation émet 25 recommandations, destinées aux Etats, aux organisations internationales, aux plates-formes, aux médias, mais aussi aux annonceurs. Aux premiers, elle demande notamment de « renforcer le cadre légal permettant la répression du harcèlement des journalistes en ligne, et l’appliquer strictement » et de ne pas, eux-mêmes, lancer ce type de campagne. Elle leur recommande aussi, point délicat, de « renforcer la responsabilité des plates-formes en ligne (…), sans pour autant leur conférer un pouvoir de contrôle des contenus ou de censure ».

Ces dernières devraient, selon Reporters sans frontières, faire preuve de davantage de transparence sur leurs règles de modération, et faire attention « à ce que ces règles ne soient pas détournées de leur finalité pour faire taire des journalistes » – lors de campagnes de harcèlement, les comptes de journalistes sont souvent « signalés » par de nombreux internautes mal intentionnés pour demander leur fermeture aux plates-formes.