Au Pakistan, la revanche du « capitaine » Imran Khan
Au Pakistan, la revanche du « capitaine » Imran Khan
Par Louis Imbert (Lahore, envoyé spécial)
L’ex-star du cricket, un sanguin au tempérament de rock star, a proclamé sa victoire aux élections générales. Ses adversaires dénoncent des fraudes.
Imran Khan s’annonce victorieux dans une allocution télévisée, avant même l’annonce des résultats, à Islamabad (Pakistan), le 26 juillet. / TEHREEK-E-INSAF / AP
Voilà qu’il endosse son costume d’homme d’Etat. En proclamant sa victoire aux élections générales pakistanaises, jeudi 26 juillet, avant même l’annonce des résultats officiels, Imran Khan a tenu un discours calme, accommodant.
Les libéraux du pays, encore sous le choc, ont apprécié. M. Khan, le sanguin au tempérament de rock star, n’a pas sailli contre les « mafias » de ses adversaires, ceux qui l’ont froidement méprisé durant vingt ans. Les Sharif, les Bhutto, ces familles politiciennes « corrompues » que l’ex-star du cricket juge responsables de tous les maux du Pakistan. Il les a enfoncées la veille dans les urnes. Il tâchera de les faire poursuivre en justice, c’est entendu. Mais il promet de faire place à leurs griefs.
Ces griefs sont sérieux. Ses adversaires ont dénoncé des manipulations systématiques en leur défaveur, de la part de l’armée, durant la campagne puis dans la nuit du décompte des votes. Ils accusent à demi-mot cette dernière de faire replonger le pays dans l’autoritarisme, en s’abritant derrière M. Khan, et en profitant du dégoût des classes moyennes urbaines pour leur classe politique établie. L’armée a dénoncé une opération de « propagande malveillante ».
La Ligue musulmane du Pakistan-Nawaz (PML-N) de l’ex-premier ministre Nawaz Sharif, emprisonné en juillet dans une affaire de corruption, a refusé dès avant l’aube, jeudi, le résultat des urnes. Mais que peut-elle espérer ? La Ligue est un parti de notables opportunistes, pas de militants de rues. Ses mises en garde sonnent creux, pour l’heure. Quant à M. Khan, il se défend de longue date d’être le favori des militaires. Et s’il a pu faire trembler le PML-N depuis des mois, il le doit d’abord à sa propre métamorphose.
Aujourd’hui ou jamais
C’est son côté « Donald Trump » : Imran Khan trouve le moyen de fréquenter les plus riches, tout en portant un discours anti-élites. Il a étudié à la prestigieuse université d’Oxford au Royaume-Uni, mais il est un « sportsman oxfordian » : un petit génie du cricket plus qu’un académique. Il n’a jamais tout à fait appartenu au « club » des élites.
Il n’a jamais été au gouvernement, ni directement inquiété par une affaire. Mais il a fini par devenir un réaliste. Pour s’imposer dans ce scrutin, il a su séduire de grands barons locaux à la réputation douteuse mais constituant un réservoir de votes, notamment dans le fief PML-N du Pendjab. « Vous participez à des élections pour gagner. Pas pour être un gentil garçon », s’était-il justifié à la mi-juillet dans le quotidien Dawn.
Nombre de ses militants historiques en restent désemparés. « C’est contre ces accapareurs de terres, contre ces islamistes incendiaires que nous nous étions dressés avec lui, pendant des années ! Et maintenant “ils” [l’armée] le soutiennent aussi… C’est vraiment embarrassant… », soupire Amnah Mustafa, enseignante en sciences politiques à la Lahore School of Economics, passionnément engagée pendant dix ans dans le Mouvement du Pakistan pour la justice (PTI), le parti de M. Khan.
Aux militants jeunes et éduqués qui désertaient les meetings, des mois avant le scrutin, les cadres du PTI n’ont cessé de répéter qu’« Imran » menait cette année sa dernière campagne. Il a 65 ans. C’était aujourd’hui ou jamais.
Adulé avant d’entrer en politique
Le peuple pakistanais n’a jamais manqué d’amour pour M. Khan, qui était adulé avant d’entrer en politique, en 1996. Le « Kaptaan » (le capitaine) avait mené l’équipe nationale de cricket dans l’une de ses plus belles envolées en Coupe du monde, sinon la plus belle, en 1992. Il était pourchassé par les paparazzis, il avait du succès auprès des femmes… Mais sans véritable appareil de parti, il n’a connu que l’échec.
Depuis octobre 2011, cependant, il montait : les rassemblements de masse qu’il organisait alors à Lahore, à Karachi, l’ont fait prendre au sérieux.
En 2013, il refuse sa défaite aux élections générales, et dénonce des fraudes avec ses partisans, dans la rue. C’est là qu’il est le plus à l’aise. Au Parlement, il ne siège quasiment pas. Il est en campagne permanente depuis cinq ans. Les affaires judiciaires de M. Sharif lui ont donné l’occasion de multiplier les sit-in.
Musulman « born again »
Jeudi matin, l’ex-femme de M. Khan, Jemima Goldsmith, a félicité sur Twitter « le père de [ses deux] fils » pour sa ténacité et son refus d’accepter la défaite. « Vingt-deux ans plus tard, après les humiliations, les obstacles, les sacrifices », il est presque au pouvoir.
Mme Goldsmith, fille du magnat Jimmy Goldsmith, avait rencontré Imran Khan dans les années 1990 à Londres – dont il a été un temps une coqueluche des boîtes de nuits. La conversion à l’islam de Mme Khan n’avait pas empêché des dénonciations vigoureuses de leur union au Pakistan, comme un « complot sioniste », dont Imran Khan aurait été la dupe. Le couple avait divorcé en 2004.
Aujourd’hui, M. Khan se dit revenu à la foi, après ses errances en Occident. Il a tout vu : seule compte la terre de son pays natal. Il se revendique nationaliste absolu, et musulman « born again ». Il a épousé sa conseillère spirituelle en février 2018 et s’est autorisé à puiser, durant la campagne, dans les thèmes des mouvements de l’extrême droite islamiste.
Sur les réseaux sociaux, ses partisans ont flirté avec les accusations de blasphème, qui au Pakistan sont des incitations au meurtre. Déjà, les libéraux craignent que les factions islamistes dont M. Khan pourrait chercher l’appui au Parlement aient les coudées plus franches, sous son mandat, pour s’en prendre aux minorités religieuses du pays.
Imran Khan, « un franc-tireur »
Quant à l’armée, échaudée par l’ancien premier ministre Nawaz Sharif, qui l’a trop défiée, elle a paru s’interroger sur M. Khan. « Il est le moindre mal avec lequel l’armée puisse vivre. Mais elle s’en préoccupe : c’est un franc-tireur, qui se contredit lui-même à chaque détour de phrase… », estime Amir Mateen, animateur d’un talk-show sur une chaîne favorable à Imran Khan.
Elu, sera-t-il contrôlable ? M. Khan a été successivement favorable et hostile au dialogue avec l’Inde, tendre et sévère avec les talibans. Depuis trois ans, il mesure ses dénonciations de l’Occident. Mais un coup de sang est vite arrivé : en 2012, il avait osé suggérer que l’armée abatte les drones américains qui frappaient des militants islamistes dans les régions tribales, à la frontière afghane.
Les militaires fréquentent cependant de longue date le personnage. Il était revenu au cricket en 1987 à la demande du président putschiste Mohammad Zia Ul-Haq. Il a côtoyé le général Pervez Musharraf, avant de s’en écarter en fin de règne, en 2007. Il a surtout été proche de Hamid Gul, l’ancien chef des services secrets militaires pakistanais (Inter Services Intelligence), et grand soutien du « djihad » antisoviétique en Afghanistan, durant les années 1980. En 2013, le Tehrik-e taliban Pakistan, les talibans pakistanais, avait tenté sans succès de se faire représenter par « Taliban Khan » dans des pourparlers avec le gouvernement.
Selon les résultats préliminaires, M. Khan pourrait enlever au PML-N le gouvernement régional de son fief, le Pendjab, la région la plus peuplée du pays, celle dont l’essentiel des élites politiques et militaires sont issues. Il a embrassé la cause du sud déshérité de la province. Il entend la réorganiser en cent jours, sans préciser comment ni dans quel ordre.
« M. Khan est un héros du cinéma d’action pakistanais : il est le macho qui résout tous les problèmes, une arme à la main, en une demi-heure » dit Asma Faiz, professeure de sciences politiques à la Lahore university of management sciences. Il a promis la naissance d’un « Etat-providence islamique », dix millions d’emplois et cinq millions de logements neufs. Rares sont les analystes qui jugent ces annonces crédibles.