Kader Attia : la banlieue, le bled et le monde
Kader Attia : la banlieue, le bled et le monde
Par Abdourahman Waberi (chroniqueur Le Monde Afrique)
Il y a mille surprises sensorielles et autant de trésors à chiner dans l’exposition de l’artiste au MAC/Val, s’enthousiasme notre chroniqueur.
Chronique. Courez vite au MAC/Val, le Musée d’art contemporain du Val-de-Marne, sis à Vitry-sur-Marne. Allez admirer l’imposante exposition personnelle de Kader Attia, figure de proue de l’art contemporain en France et lauréat du prix Marcel-Duchamp en 2016. Visible jusqu’au 16 septembre, « Les racines poussent aussi dans le béton » est davantage qu’une exposition à la sobre mise en scène. C’est un monde dans le monde. Un univers en mouvement, fragile, déroutant et complexe à la fois.
Réflexions, émotions, sensations, palanquées de photos, collages, installations, scénographie ou « mythographie », l’artiste multiple les angles de vue, passant avec bonheur d’une époque à l’autre, d’une interrogation à l’autre. Au bout de ce parcours initiatique, vos pupilles, vos neurones et vos papilles éprouveront un frémissement profond et inattendu. Regard intense et sourire doux, Kader Attia déploie depuis plus de vingt ans un art expansif, inventif et impliqué. Son œuvre épouse les soubresauts de notre monde d’hier et d’aujourd’hui. Généreuse, elle est partout chez elle. Rien qu’au cours de ce semestre, on la retrouve, en solo ou en dialogue avec d’autres créations, à Paris, Palerme et New York mais aussi en Lituanie, en Corée ou à Taïwan.
« Retour à la maison »
Né en 1970, Kader Attia a grandi en banlieue parisienne au sein d’une famille originaire du massif algérien des Aurès. Il a vécu un temps au Congo, parcouru le vaste monde avant de s’installer à Berlin. Mais c’est à Paris qu’il a donné corps à son engagement citoyen en créant La Colonie, un « lieu de “savoir-vivre” et de “faire-savoi r” », festif et politique, dont la programmation nous invite à un effort de « décolonisation » des connaissances et des pouvoirs à travers débats, discussions, expositions et colloques.
Kader Attia, « Untitled (Skyline) », 2007-2012. Réfrigérateurs, peinture noire, tesselles de miroir. / ADAGP, Paris 2018. Photo © Aurélien Mole.
Cette exposition opère, selon les mots de l’artiste, un « retour à la maison ». Au MAC/Val, Kader Attia joue à domicile tout en jetant un coup d’œil dans le courant vif de l’autrefois pas si lointain, un passé intime et universel : « Etre au MAC/Val, c’est […] questionner mon histoire, celle d’un jeune qui a grandi entre l’Algérie et la France, les douars et la banlieue de Garges-lès-Gonesse. J’ai eu envie de redonner de la visibilité à l’univers dans lequel j’ai grandi, qui continue d’exister, celui des subalternes dans les quartiers, à travers différentes formes et à travers des critères personnels. » Son questionnement esthétique n’est jamais surplombant ni autoritaire. Il se fait familier, aussi proche qu’une sorte de « conversation intime avec le public » pour, ensemble, « sonder les maux et les joies qui articulent la vie dans les cités ».
Paradoxe
Qu’il s’agisse des grands projets urbains de l’après-guerre, des figures spectrales du chibani et du transsexuel dans l’espace public, de l’errance du personnage de Jean Gabin dans le cinéma d’hier, des architectures en terre du Mzab aux portes du Sahara, des violences policières dans les cités, de la prégnance des épices dans nos vies ou des innombrables illusions du capitalisme tardif, tout fait, par la magie de Kader Attia, résonance, sens, trace et rhizome. La mémoire se joue de nous, des échos entre les choses, et des événements oubliés resurgissent. Le membre fantôme hante toujours les amputés. C’est dire que « Les racines poussent aussi dans le béton » chatouille notre psyché.
Quand Kader Attia et Jean-Jacques Lebel se rencontrent au Palais de Tokyo
Vide, sauts, réparation, amnésie ou réappropriation, l’art de Kader Attia convoque allégrement l’histoire, l’anthropologie, la géopolitique, l’architecture, l’urbanisme autant que la psychanalyse ou la sapience culinaire de… sa mère. « Les racines poussent aussi dans le béton » est aussi la confession d’un petit gars de chez nous, son art poétique : « J’ai passé mon enfance à Garges-lès-Gonesse, où l’amour de ma famille et des habitants du quartier ne suffisait pas à contenir mon ennui. Un environnement architectural dont l’esthétique carcérale me força au paradoxe d’échapper à mes racines et d’y revenir au quotidien : plus tu avances et plus tu dois aller vite pour t’enfuir, partir, toujours partir pour revenir à tes racines qui ont poussé dans le béton. »
Il y a mille surprises sensorielles et autant de trésors à chiner dans cette exposition au titre poétique, et l’espace me fait défaut pour lui rendre justice. Courez donc au MAC/Val, déambulez dans ses couloirs et parcourez aussi le catalogue qui fait la part belle à la collection photographique de Kader Attia.
« Les racines poussent aussi dans le béton », exposition monographique de Kader Attia, au MAC/Val, place de la Libération, Vitry-sur-Seine. Du mardi au vendredi de 10 heures à 18 heures, les samedis et dimanches de 12 heures à 19 heures. Jusqu’au 16 septembre (fermé le 15 août).
Abdourahman A. Waberi est un écrivain franco-djiboutien, professeur à la George Washington University et auteur, entre autres, de Moisson de crânes (2000), d’Aux Etats-Unis d’Afrique (2006) et de La Divine Chanson (2015).