« A Brighter Summer Day » (1991), film taïwanais d’Edward Yang . / DR

Une certaine injustice entoure l’œuvre du Taïwanais Edward Yang, sans doute parce qu’elle est réputée « cérébrale ». Splendide, elle a été interrompue subitement après sept films par la disparition du cinéaste en 2007, des suites d’un cancer. En dehors de son ultime film, Yi-Yi (Prix de la mise en scène en 2000 au festival de Cannes), elle reste globalement méconnue et peu montrée en France, contrairement à celle de Hou Hsiao-hsien, son compagnon de route de la Nouvelle vague taïwanaise. Grâce au circuit des restaurations, le préjudice tend toutefois à se résorber : après The Terrorizers (1986) et Taipei Story (1985), portraits désenchantés de la capitale, c’est au tour de A Brighter Summer Day (1991) de trouver le chemin des salles dans son intégralité – le film étant sorti en 1992 dans une version tronquée d’une heure.

Le film relie sans cesse l’anecdote personnelle aux mouvements profonds de l’histoire démographique de Taïwan, comme si l’une n’était que la face visible de l’autre

Ce quatrième long-métrage est l’un des chefs-d’œuvre de Yang : une magnifique fresque intime et adolescente dans le Taïwan des années 1960, inspirée d’un fait divers survenu dans le lycée du cinéaste quand il avait 14 ans. Xiao Si’r (Chang Chen dans son tout premier rôle à l’écran), le cadet d’une famille lettrée de Shanghai, exilée à Taipei après l’accession de Mao Zedong au pouvoir, suit les cours du soir d’un lycée mal fréquenté, dont son père aimerait bien l’extraire. En effet, le garçon gravite, avec quelques copains de sa classe, parmi les bandes rivales qui s’affrontent régulièrement dans les rues, constituées principalement de jeunes immigrés en mal de repères.

Fasciné par la figure d’un chef de bande absent, car déserteur, Xiao Si’r décide de protéger Ming, la petite amie de celui-ci, mais tombe amoureux d’elle. Entre les bals où l’on reprend (phonétiquement) les chansons d’Elvis Presley, les matches de basket-ball et les virées en douce dans les studios de cinéma voisins, l’adolescent traverse un été dont le calme langoureux n’est jamais que l’envers d’une violence latente, contenue et toujours susceptible de ressurgir.

Chronique de la jeunesse déracinée

A Brighter Summer Day est sculpté dans la matière même du souvenir. Autour du jeune héros se meut un nombre considérable de personnages, qui donnent au film son impressionnante densité romanesque. Le récit consiste ainsi à tisser la trame complexe des relations qui nouent Xiao Si’r à son environnement, partagé entre plusieurs cercles, plusieurs mondes concomitants, qui ne se recoupent pas forcément : la famille, le lycée, la bande, le billard, le terrain de sport, les filles, etc.

Mais le plus frappant reste la façon dont le film relie sans cesse l’anecdote personnelle aux mouvements profonds de l’histoire démographique de Taïwan, comme si l’une n’était que la face visible de l’autre. Car l’île est un espace sédimenté par la succession des influences extérieures : invasions, colonisations, flux migratoires, occupation militaire. Ainsi la famille de Xiao Si’r, fraîchement débarquée de Chine continentale, tente de conserver ses coutumes, tandis que les maisons regorgent encore de vestiges de l’occupation japonaise (sabres et épées) et que les troupes américaines, en stationnement, diffusent le rock’n’roll dans la population. De même, l’arrestation du père de Xiao Si’r, soumis à un interrogatoire musclé, rappelle la paranoïa anticommuniste des autorités taïwanaises, soucieuses de passer au crible les nouveaux arrivants chinois.

Baigné de clairs-obscurs, brassant en plans larges de vastes pans de réalité humaine, le film se déploie sur près de quatre heures, sans jamais prêter le flanc aux pesanteurs de la reconstitution – les années 1960 n’ont jamais paru aussi présentes. Dans un mélange inouï de douceur et de violence, de sérénité et de sécheresse, Edward Yang brosse une chronique de la jeunesse déracinée et évoque en même temps l’ineffable inconstance des choses. En quête de modèles, Xiao Si’r s’aperçoit que tout, autour de lui, est mouvant et incertain. Et si le film chemine lentement vers le fait divers, c’est bien parce qu’un sentiment durcit au cœur de son jeune héros : la quête d’identité ou, en d’autres termes, le refus absolu de manquer à soi-même.

A Brighter Summer Day d'Edward Yang : bande-annonce
Durée : 01:26

Film taïwanais d’Edward Yang (1991). Avec Chang Chen, Lisa Yang, Chang Kuo-chu, Elaine Jin (3 h 56). Sur le web : www.carlottavod.com/a-brighter-summer-day