« Il se passe quelque chose » : duo de contraires sur les routes de Camargue
« Il se passe quelque chose » : duo de contraires sur les routes de Camargue
Par Mathieu Macheret
Entre fiction et documentaire, Anne Allix a réalisé une œuvre composite.
La réalisatrice Anne Alix, implantée à Marseille depuis le début des années 2000, signe ici un long-métrage itinérant et composite, entre fiction et documentaire, qui a fait l’ouverture de l’ACID 2018, sélection parallèle du Festival de Cannes. Son titre, Il se passe quelque chose, dit beaucoup de son caractère fureteur, ouvert aux quatre vents, curieux de ce qui advient.
Le film surprend d’emblée, en s’ouvrant sur une séance de spiritisme, détachée du reste de l’histoire. Une équipe de chasseurs de fantômes scrute les recoins d’une maison, dans l’attente d’une manifestation paranormale. La scène vaut comme exergue et métaphore du film : Anne Alix, en lâchant ses deux comédiennes dans la nature d’un road-movie camarguais, ne fera elle-même pas autre chose que guetter toutes sortes d’apparitions.
Dolores (Lola Dueñas) sillonne la Provence pour boucler une commande de son éditeur, l’écriture d’un guide touristique « gay friendly ». Elle croise une femme qui se jette à l’eau depuis le pont d’Avignon. Elle s’appelle Irma (Bojena Horackova) et a perdu goût à la vie depuis la mort de son mari, survenue il y a un an. Dolores l’embarque dans sa décapotable et l’entraîne avec elle sur les routes de Camargue. Toutes deux forment un duo de contraires : l’une, espagnole, est dynamique et enjouée, l’autre, d’origine bulgare, est rêveuse et mélancolique.
Elles ne tardent pas à se lier d’amitié, au fil des accidents et des rencontres qui jalonnent leur parcours. Elles découvrent le versant laborieux et industriel du territoire, semé d’usines, de raffineries, d’exploitations agricoles, peuplé d’ouvriers, de petits commerçants et de travailleurs immigrés. Voyage qui révèle encore autre chose aux deux femmes : le profond sentiment de solitude qui les étreint, chacune différemment.
L’intérêt du film tient d’abord au rôle d’éclaireuses qu’il donne à ses actrices, qui ne doivent pas seulement interpréter des personnages, mais les transposer dans la réalité et composer avec celle-ci. Anne Alix prend d’ailleurs bien soin de ne pas nous en dire trop sur ses héroïnes pour les plonger dans le présent et les rendre perméables à ce qui les entoure : leurs personnages se gonflent et se nourrissent surtout des autres.
Rebattre les cartes du récit
Les motifs picaresques de la déambulation et de la rencontre, ici privilégiés, insufflent au film le cours aventureux et imprévisible d’une expérience in vivo. Irma et Dolores s’invitent dans des vergers, chez des pêcheurs, dans un karaoké, une fête de village, un petit restaurant, rebattant chaque fois les cartes du récit, traçant une petite géographie instable et mouvante, sous le signe de Van Gogh, qui a peint ces mêmes lieux cent trente ans plus tôt. Géographie qui aurait pu s’avérer encore plus vertigineuse si les registres de la fiction et du documentaire n’étaient pas aussi clairement répartis entre les comédiennes et les « vraies gens » qu’elles croisent.
Mais la force d’Il se passe quelque chose est de donner à voir, ou plutôt à ressentir, un territoire qui se caractérise non pas par son identité propre, mais pas les flux étrangers qui le traversent. A commencer par les héroïnes, qui n’ont d’autre terrain d’entente que cette langue française par laquelle elles communiquent, dans la musicalité de leurs accents. Dans une très belle scène, elles roulent, cheveux au vent, dans une plaine camarguaise qui rappelle à l’une l’Andalousie, à l’autre la campagne bulgare. Le territoire apparaît alors pour ce qu’il est : un relief où chacun puisse superposer le souvenir du paysage originel qu’il transporte avec lui.
Film français d’Anne Alix. Avec Lola Dueñas et Bojena Horackova (1 h 41). Sur le Web : www.shellac-altern.org/films/168