« De chaque instant » : à l’école de la douleur
« De chaque instant » : à l’école de la douleur
Par Thomas Sotinel
Le documentariste Nicolas Philibert a filmé pendant des mois la formation d’élèves infirmières et infirmiers.
De chaque instant commence comme un rituel. Sous la direction d’un homme, des jeunes filles apprennent à se laver les mains selon une procédure très précise, comme si ces ablutions annonçaient une cérémonie. Le noir se fait, un carton apparaît à l’écran : « Que saisir sinon qui s’échappe ? » Le vers du poète Yves Bonnefoy renforce encore la sensation d’avancer dans la découverte d’une liturgie inconnue.
Pourtant, De chaque instant, onzième long-métrage de Nicolas Philibert, ne se préoccupe pas de l’au-delà. La veille permanente qu’évoque le titre est celle que doivent apprendre les élèves infirmières et infirmiers dans le centre de formation de la Croix-Saint-Simon, à Montreuil, où le cinéaste a filmé pendant des mois. Il faut voir dans la solennité qui empreint bien des séquences, dans la division en trois temps du film scandée par les vers de Bonnefoy (« Que voir sinon qui s’obscurcit » puis « Que désirer sinon qui meurt ») comme une célébration du métier qu’apprennent les jeunes gens que l’on voit à l’écran, un appel à les prendre au sérieux, à leur donner dans notre monde l’importance qu’ils y méritent.
Ce titre peut aussi s’interpréter comme un conseil – amical mais ferme – au spectateur. Nicolas Philibert a réalisé un film presque sans personnages : de séquence en séquence, on a parfois le temps de deviner (ou plutôt d’imaginer) une personnalité, mais il ne s’agit pas de dessiner des portraits, ni même de suivre la trajectoire de telle ou tel de ces élèves, simplement de mettre en scène le processus collectif qui fera de ces jeunes des infirmières, des infirmiers.
Ascèse gestuelle
Il est donc divisé en trois actes. Le premier est tout entier consacré à l’apprentissage des gestes et des règles. A ce moment de leurs études, au début de la première année, les élèves suivent des cours, lors desquels on leur révèle les outils, mécaniques, chimiques ou éthiques, de leur métier. Ils s’exercent aussi, sur des volontaires en parfaite santé, sur des mannequins, avec des prothèses, à assimiler puis à perfectionner les gestes qu’ils répéteront des milliers de fois : piqûres, massages, pansements… Le contraste entre les enjeux essentiels de ces mouvements et les outils rudimentaires qui servent à leur apprentissage pourrait avoir quelque chose de burlesque, le réalisateur en fait une espèce d’ascèse gestuelle.
La partie centrale est occupée par les premiers contacts entre les élèves et les patients. C’est la plus intense, mais aussi la plus brève – elle dure moitié moins de temps que les deux autres. C’est peut-être là la seule faiblesse de ce beau film : le déséquilibre entre la réalité de l’hôpital et l’environnement préservé du centre de formation. On retient un moment volé dans le jardin d’un établissement psychiatrique, le désarroi masqué à grand-peine des élèves face à la mort qui approche.
On en retrouvera certains dans les bureaux des encadrants où ils rendent compte de leur stage. Ce dernier volet est moins gracieux que le premier, moins intense que le second. C’est lui qui donne tout son sens à De chaque instant. Qu’il s’agisse d’un élève de première année qui dit sa satisfaction d’avoir accompagné un malade en fin de vie ou d’une autre en fin d’études qui explique comment son origine l’a conduite à assumer les tâches d’interprétariat, en plus des soins, dans l’établissement où elle faisait son stage, ces paroles font comme un pont entre les idéaux et les théories de l’école et la réalité du milieu.
Après le musée de La Ville Louvre, l’école d’Etre et avoir, la ménagerie de Nénette ou La Maison de la radio, le centre de formation de la Croix-Saint-Simon prend sa place dans l’atlas de Nicolas Philibert, qui recense ces lieux qui sont à la fois des éléments essentiels de notre société et des refuges qui lui permettent (ou devraient lui permettre) de réfléchir sur elle-même, de se donner les règles et les structures qui l’empêcheraient de basculer tout à fait dans la déraison.
DE CHAQUE INSTANT bande annonce officielle
Durée : 01:39
Documentaire français de Nicolas Philibert (1 h 45). Sur le Web : www.filmsdulosange.fr/fr/film/246/de-chaque-instant
Huit longs-métrages de Nicolas Philibert ressortiront en salle mercredi 5 septembre : La Ville Louvre (1990) ; Le Pays des sourds (1993) ; Un animal, des animaux (1995) ; La Moindre des choses (1997) ; Etre et avoir (2002) ; Retour en Normandie (2007) ; Nénette (2010) ; La Maison de la radio (2013).