Editorial du « Monde ». Méthodiquement depuis deux ans, le régime syrien, avec l’appui crucial de ses alliés russes et iraniens, a repris toutes les poches de résistance du pays, les unes après les autres. Il n’en reste plus qu’une : Idlib, dans le nord-ouest du pays, où vivent trois millions de civils, dont un million de personnes déplacées. L’offensive sur Idlib, dernier acte de cette reconquête, passe aujourd’hui pour inéluctable. Les troupes se massent, les déclarations se musclent, mais l’importance de ce qui se joue dans cette enclave va au-delà d’un simple remodelage des lignes de front. Idlib ne symbolise pas seulement la dernière bataille d’un conflit terriblement meurtrier, mais déjà la première crise d’un après-guerre dominé par Moscou.

La mise en garde lancée sur Twitter, tard lundi 3 septembre, par le président Donald Trump au président Bachar Al-Assad, ainsi qu’aux Russes et aux Iraniens, contre « la grave erreur humanitaire » que constituerait un assaut sur Idlib ne doit en effet tromper personne : les Etats-Unis, de moins en moins intéressés par la Syrie, ne bougeront pas. Les menaces occidentales se limitent aujourd’hui à celles de frappes en cas de recours à l’arme chimique.

C’est donc le président Vladimir Poutine qui détient les cartes maîtresses. Il a le pouvoir de lancer une offensive de grande ampleur ou, au contraire, de limiter l’avancée des forces prorégime aux marges de l’enclave. De lui dépend la décision qui déclenchera un chaos de grande ampleur ou une guerre d’usure.

Car Idlib est devenue une poudrière. Les djihadistes d’Hayat Tahrir Al-Cham, une coalition issue d’Al-Qaida, y constituent la force dominante. De nombreux combattants de groupes d’opposition chassés des autres régions s’y sont retirés et se mêlent à la population civile. Une opération de grande ampleur pourrait se traduire par un exode massif que la Turquie voisine entend éviter à tout prix.

Le scénario du chaos

Les forces turques se sont révélées inaptes à isoler les éléments les plus radicaux d’Idlib, légitimant ainsi les pressions russes. Les groupes proturcs ne rassemblent qu’une minorité des combattants d’Idlib et une position plus offensive d’Ankara contre les djihadistes pourrait se traduire par des attentats sur le sol turc. Ainsi prise au piège de sa relation avec Moscou, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan n’aurait d’autre choix pour préserver le statu quo que de se soumettre aux termes dictés par son par­tenaire russe dans la définition des grands équilibres de l’après-guerre. Cette défi­nition sera au cœur du sommet qui doit réunir, le 7 septembre à Téhéran, les présidents russe, turc et iranien.

L’Europe, elle, est directement concernée par le scénario du chaos à Idlib, peu onéreux pour Moscou mais aux conséquences humanitaires inévitablement tragiques. L’exode des habitants d’Idlib ne pourrait pas être contenu par une Turquie qui abrite déjà trois millions de réfugiés syriens : c’est alors la menace d’une nouvelle crise migratoire qui pèserait sur notre continent, à la veille des élections au Parlement européen.

Le constat est simple. Les Etats-Unis se retirent, la Russie est en position d’arbitre régional. M. Poutine attend des Européens qu’ils financent la reconstruction d’une Syrie exsangue à la tête de laquelle il a rétabli Bachar Al-Assad, celui-là même qui a massacré son peuple. Les Européens ont là un levier financier : il leur incombe de s’en servir pour éviter ce scénario, et pour exiger une transition politique à Damas.