Les zones d’ombre de l’application du Pass culture aux jeux vidéo
Les zones d’ombre de l’application du Pass culture aux jeux vidéo
Par William Audureau, Damien Leloup
Le ministère de la culture veut valoriser ce secteur qu’il décrit comme un « champion français ». Mais les obstacles juridiques, pratiques et commerciaux ne sont pas minces.
La ministre de la culture, Françoise Nyssen, à la sortie d’un conseil ministériel à l’Elysée. / PHILIPPE WOJAZER / REUTERS
Qu’il est loin, le temps où le jeu vidéo faisait figure de média infréquentable pour le monde de la culture. Aux côtés de la musique, du cinéma, des arts du spectacle ou encore du livre, il fera partie du Pass culture sur lequel planche actuellement le ministère de Françoise Nyssen, et dont le fonctionnement a été révélé par Le Monde mercredi 5 septembre.
Du côté du Syndicat national du jeu vidéo (SNJV), on se félicite que le jeu vidéo n’ait pas été oublié. « On est très favorable à ce passe, c’est intéressant et c’est une très bonne chose que l’on reconnaisse le jeu vidéo comme un objet culturel », applaudit Lévan Sardjevéladzé, son président. « C’est un secteur que l’on voulait valoriser, parce que c’est un champion français », explique-t-on dans l’entourage de la ministre.
Chaque année, environ 800 000 jeunes de 18 ans se verront remettre l’équivalent de 500 euros à dépenser dans différents domaines culturels. Il sera testé cet automne auprès de 10 000 jeunes, avant d’être élargi à l’intégralité de la classe d’âge courant 2019.
La tentation de favoriser les jeux français
Les modalités de son application pour le jeu vidéo restent toutefois encore floues. Sur les jeux concernés, d’abord. Au début du mois de septembre, le ministère de la culture communiquait sur des productions financées par le Fonds d’aide au jeu vidéo (FAJV), un mécanisme de soutien du CNC à la production française.
Contacté par Le Monde, le SNJV reconnaissait sa surprise, d’autres pistes ayant été évoquées, comme un choix défini par l’Académie des jeux vidéo, un projet de Césars vidéoludiques actuellement l’étude. Or, en l’état, cette aide à la culture fondée sur un critère d’éligibilité nationale pourrait être interprétée comme une mesure protectionniste contraire au traité de Rome.
L’article 92 du traité déclare incompatibles avec le marché commun, dans la mesure où elles affectent les échanges entre Etats membres, les aides accordées par les Etats ou au moyen des ressources d’Etat sous quelque forme que ce soit, qui faussent ou menacent de fausser la concurrence, en favorisant certaines entreprises ou certaines productions. Cette notion d’aide requiert donc l’analyse de trois éléments fondamentaux : l’utilisation de ressources d’Etat, la distorsion de la concurrence et l’affectation des échanges.
Du côté du ministère, on reconnaît qu’il existe un « sujet », sur lequel planchent actuellement les juristes. Une des solutions évoquées rue de Valois pourrait être de se conformer à tous les critères d’attribution du FAJV – comme la création de franchise nouvelle –, en faisant sauter celui de la nationalité. Dans ce cas, n’importe quel jeu pourrait être éligible, pourvu qu’il ne s’agisse pas d’une suite.
De son côté, Julien Villedieu, directeur délégué du syndicat, assure qu’« il n’y a pas d’intention de favoriser les jeux français, la seule contrainte est de s’inscrire et se référencer sur la plate-forme de test ».
Priorité aux indépendants, mais…
Autre question encore en suspens : la couleur du catalogue. Sera-t-il plutôt orienté vers les blockbusters ou les petites productions indépendantes ? La question est plus complexe qu’il n’y paraît. Rue de Valois, on reconnaît que l’idée de Françoise Nyssen est plutôt de valoriser la « créativité exceptionnelle des indépendants ». Une ligne qui satisfait Lévan Sardjevéladzé, pour qui « le format du Pass le rend très compatible avec les jeux indés, qui sont souvent des petits producteurs en besoin de visibilité ».
Mais le ministère de la culture sait aussi qu’il aura besoin de têtes d’affiche, qui pourraient non seulement attirer les jeunes joueurs, mais même assurer le succès de ce Pass culturel. De la même façon que pour le cinéma, où l’attractivité est du côté de Netflix et la production française du côté de Canal+, des arbitrages seront à faire, tout en veillant à ne pas éclipser les pratiques culturelles moins prisées des jeunes.
« L’enjeu sera double, d’abord de ne pas cannibaliser les autres secteurs comme les arts vivants, parce qu’on sait que les jeux vidéo sont très populaires, ensuite d’avoir aussi bien des références très commerciales que des jeux découverte », confirme Julien Villedieu. Pour cela, il faudra composer avec les contraintes très différentes des majors de l’industrie, qui n’ont pas d’intérêt à confier leurs blockbusters, dont la production coûte aujourd’hui plusieurs dizaines de millions d’euros, à un passe qui pourrait les amener, selon la formule retenue, à le mettre à disposition à prix cassé. Le plafond de dépenses alloué à chaque domaine culturel devrait, en tout cas, limiter les risques de phagocytation.
Composer avec les géants de la tech
Enfin, la manière dont ce Pass s’intégrera dans l’écosystème commercial du jeu vidéo reste très floue. Contrairement à un théâtre ou un cinéma, le monde de la manette ne fonctionne pas par tickets d’entrée, mais souvent par l’achat de jeu ou d’abonnement sur des plates-formes dématérialisées appartenant à des géants comme Apple, Google, Sony ou encore Valve.
Dans l’entourage de Françoise Nyssen, on confirme pourtant que les jeux dématérialisés sont également visés par ce Pass. Pour l’instant, l’Etat finance intégralement la phase d’expérimentation. La donne pourrait changer lorsque ce sera aux acteurs de l’industrie eux-mêmes d’être invités à contribuer.