« Dans la dernière phase d’expansion, les marchés ont tendance à commettre leurs plus grands excès »
« Dans la dernière phase d’expansion, les marchés ont tendance à commettre leurs plus grands excès »
Par Didier Saint-Georges (Membre du comité d’investissement chez Carmignac)
Faut-il donc aujourd’hui cesser de participer à l’euphorie du marché américain, parce que ce dernier émettrait son dernier « Hourra! » juste avant son retournement, s’interroge Didier Saint-Georges, membre du comité d’investissement chez Carmignac, dans sa chronique pour « Le Monde ».
La surperformance du marché américain, déjà ancienne, devient insolente. / ANDREW KELLY / REUTERS
Depuis le début de l’année, la Bourse américaine est en hausse de 8,5 %, tandis que les Bourses européennes sont en recul de 2 % en moyenne, et que les Bourses émergentes accusent une baisse de 10 %. La surperformance du marché américain, déjà ancienne, devient insolente.
Quand on approche de la fin d’un cycle, ce qui semble être le cas, il devient toujours très délicat de conserver de fortes convictions. Car dans la dernière phase d’expansion, les marchés ont tendance à commettre leurs plus grands excès (enthousiasme général, hausse vertigineuse des marchés actions, remontée de l’inflation), qui produisent mécaniquement leur propre antidote : les banques centrales, soucieuses de calmer le jeu, resserrent leur politique monétaire.
Et l’inflation, l’épouvantail historique de tout banquier central, ayant traditionnellement plus d’inertie que la croissance, les banques centrales sont coutumières de l’erreur consistant à continuer de relever les taux d’intérêt alors que la croissance économique a commencé de ralentir.
Ce faisant, les banques centrales très souvent contribuent au ralentissement économique et au retournement de marché. On se souvient ainsi de Jean-Claude Trichet, alors président de la Banque centrale européenne (BCE), lorsqu’il décida de relever les taux directeurs en août 2008, parce que les indicateurs d’inflation se tendaient, alors que le retournement économique avait déjà commencé. Cette erreur est restée dans les mémoires, mais à sa décharge, elle n’avait rien d’exceptionnel. Les banquiers centraux ne croient que ce qu’ils voient.
Anticiper les retournements
A l’inverse, il est essentiel pour les investisseurs d’anticiper les retournements, sous peine d’être ruinés, comme le furent beaucoup en 2000-2001 ou en 2008. Faut-il donc aujourd’hui cesser de participer à l’euphorie du marché américain, parce que ce dernier émettrait son dernier « Hourra ! », propulsé vers ses plus hauts niveaux… juste avant son retournement ?
La mission de répondre à cette question, très classique, revient généralement aux économistes. Ils demeurent pour l’instant relativement optimistes sur la croissance américaine, en vertu d’une politique budgétaire très incitative, qui compense le resserrement monétaire. Mais cette explication ne peut suffire à justifier une telle surperformance du marché américain.
La rencontre de cette croissance économique avec deux perturbateurs exogènes tout à fait hors normes est beaucoup plus décisive pour comprendre l’exception américaine.
Dégonfler la bulle monétaire
D’abord le cycle monétaire. Les banques centrales ne peuvent cette fois se contenter de relever, fût-ce prudemment, leurs taux d’intérêt. Elles doivent aussi dégonfler la bulle monétaire accumulée au fil des années par le fameux « quantitative easing ».
Mais il n’y a qu’aux Etats-Unis que l’exercice est déjà entamé. La banque de Réserve Fédérale a commencé de détruire les 4 500 milliards de dollars qu’elle avait imprimés entre 2008 et 2014. Cette destruction monétaire constitue un phénomène beaucoup plus puissant que quelques dizaines de points de base de relèvement des taux directeurs.
Mais surtout – et c’est le point essentiel –, il importe bien davantage pour le reste du monde que pour les Etats-Unis. En effet, le dollar est la principale monnaie de financement de l’économie mondiale. Si bien que les pays très dépendants de financements extérieurs en dollars, comme le sont de façon extrême l’Argentine ou la Turquie, vivent cette fermeture de la manne de dollars comme un sevrage extrêmement douloureux. Le cycle monétaire américain fragilise principalement le reste du monde.
Le second perturbateur est le cycle politique. La mondialisation des vingt dernières années, qui a généreusement servi les marges des entreprises internationales et enrichi leurs actionnaires, rencontre aujourd’hui de puissantes forces de rappel.
Le nationalisme économique s’affirme, et avec lui la tentation du protectionnisme et la rébellion contre l’ordre établi et le libre-échange. Dans cette mutation, qui voit le commerce mondial comme un jeu à somme nulle, où à chaque gagnant doit correspondre un perdant, c’est logiquement la loi du plus fort qui s’applique. Autrement dit, aujourd’hui, celle de l’économie américaine.
Et Donald Trump ne fait pas mystère de son intention d’utiliser sa position de force pour arracher de ses « partenaires » commerciaux des conditions qui soient beaucoup plus favorables à l’économie américaine. La rébellion américaine contre le libre-échange fragilise le reste du monde.
Ainsi, la politique monétaire et la politique commerciale américaines ont pour effet « d’aspirer » à la fois les liquidités et la croissance du reste du monde. Ajoutez une pincée de risque politique en Europe et en Amérique latine, et la divergence tout à fait singulière entre toutes les Bourses mondiales d’une part, et le marché américain d’autre part s’explique parfaitement.
Prenons conscience que c’est parce que trois cycles majeurs sont en train de rentrer en collision (cycles monétaire, économique, politique) que des choses en apparence étranges commencent à se produire sur les marchés financiers. Et ce télescopage ne fait que commencer.