Eli Pariser est le directeur général du média en ligne Upworthy, et président du conseil de l’association progressiste MoveOn. Ce militant et entrepreneur américain est aussi le théoricien du concept de « bulles de filtres », détaillé dans un livre publié en 2011, selon lequel les réseaux sociaux nous enferment dans des « bulles » de pensée en nous présentant en permanence des idées avec lesquelles nous sommes déjà d’accord.

A l’occasion de son passage à Paris, dans le cadre du lancement par Reporters sans frontières (RSF) d’une commission – dont il est membre – pour définir un pacte international pour l’information et la démocratie, Eli Pariser explique au Monde les enjeux qu’il souhaite y aborder : le rôle des réseaux sociaux dans la diffusion de l’information.

Pourquoi avez-vous rejoint ce projet lancé par RSF ?

Eli Pariser : Parce que c’est important. Cela fait un moment que je réfléchis à la question fondamentale : comment pouvons-nous réparer les grands principes qui sous-tendent l’information ? Ce pacte est une excellente opportunité de le faire. Il y a beaucoup de concepts et de mots que l’on utilise couramment, et qui ont des sens très différents en fonction de qui les utilise.

Vous faites allusion à l’expression « fake news », souvent galvaudée ?

Oui, il y a cette expression. Mais aussi des questions beaucoup plus fondamentales, comme ce que veut dire « être bien informé ». Il y a des formats, des manières de s’exprimer, qui aident ou, au contraire, gênent la construction d’une sphère de débat public. Par exemple, je pense qu’il faut porter une grande attention à ce que fait Facebook. Que ça soit bien ou mal, ils sont confrontés à beaucoup de questions importantes : comment définit-on le fait d’être informé ? Comment définit-on la confiance ? La pertinence ? Les réponses de Facebook définissent la manière dont s’informent des milliards de personnes.

Aux Etats-Unis, Facebook cherche à savoir ce que vous savez déjà, et quels types de contenus amélioreront vos connaissances. Cela part d’une bonne intention. Mais je ne pense pas que la connaissance des faits suffise pour être bien informé. La recherche l’a démontré. Cela ne veut pas dire que les faits ne sont pas importants, mais qu’il y a d’autres facteurs tout aussi importants pour la bonne information de citoyens actifs et réfléchis.

Vous écriviez en 2011 que nous étions « sur le point de développer l’équivalent psychologique de l’obésité » dans notre rapport à l’information en ligne. Sommes-nous devenus « infobèses » ?

Ce qui est fascinant, pour filer la métaphore, c’est que, pendant très longtemps, les restaurants de fast-food se sont développés à une vitesse incroyable. Mais à un moment, les consommateurs ont compris que manger des hamburgers tous les jours créait des problèmes de santé, et ils ont cherché d’autres options. Nous voyons aujourd’hui toute une gamme de fast-foods qui proposent de la nourriture plus saine, ou issue de l’agriculture raisonnée.

En termes d’information, nous avons atteint ce point de bascule. Il y a aujourd’hui suffisamment de personnes qui s’interrogent sur leur propre utilisation des réseaux sociaux pour inciter à l’invention d’alternatives.

L’élection présidentielle américaine de 2016 a-t-elle eu un rôle dans ce processus ?

Ce n’est pas l’unique raison. Un exemple personnel : j’ai deux enfants, nés en 2014 et 2017. Entre les deux naissances, ma relation avec mon smartphone a changé. Cette technologie trouve des manières très subtiles de nous attirer, et je pense que je ne suis pas le seul à m’être demandé récemment pourquoi je regardais Twitter alors que j’avais un bébé avec moi ! Ces deux phénomènes se sont combinés : l’élection de Trump a été un électrochoc pour beaucoup, mais il y a aussi eu le sentiment grandissant que nous n’utilisions pas notre temps de la meilleure manière.

C’est aussi une tendance dans les rédactions, avec une part grandissante de journalistes qui abandonnent ou limitent leur usage des réseaux sociaux, principalement Twitter. Est-ce un indicateur d’une tendance générale ?

Je ne pense pas que cela soit vrai. Le comportement des journalistes et des personnes qui sont plongées dans le bain de l’actualité est extrêmement différent de celui des personnes qui en sont les plus éloignées. Twitter est par bien des aspects un phénomène des élites surdiplômées.

Mais les réseaux sociaux restent encore un outil important pour s’informer. Si Facebook cessait subitement de diffuser des informations, cela ne serait pas une bonne chose. Cela couperait complètement une partie de la population de l’information, des personnes qui ne sont pas habituellement en recherche d’actualités.

Les patrons de presse eux aussi sont de plus en plus méfiants vis-à-vis des réseaux sociaux…

Il y a eu une forme de surcorrection. Au début, les patrons de presse n’y prêtaient aucune attention, puis soudainement ils s’y sont beaucoup intéressés. Mais je suis aussi très méfiant vis-à-vis des idées « à la mode » dans les rédactions. Par exemple, en ce moment, il y a tout cet enthousiasme pour les modèles sur abonnement. Il est parfaitement compréhensible : par bien des aspects, il vaut mieux dépendre de vos lecteurs que d’annonceurs ou de réseaux sociaux. Mais ce n’est pas une solution parfaite, du point de vue du rôle démocratique des médias. Les lecteurs qui sont prêts à payer ne sont qu’une toute petite partie de la population. Tous les modèles économiques ont leurs biais.

Facebook, qui a longtemps affirmé que les « bulles de filtres » n’étaient pas une réalité tangible, réfléchit désormais à la manière de présenter plusieurs points de vue sur un même sujet.

Aujourd’hui, depuis Mark Zuckerberg jusqu’aux employés du bas de l’échelle, tout Facebook se pose sérieusement la question de savoir quelles sont les dynamiques sociales à l’œuvre sur sa plate-forme, et quelle y est la sociologie de l’information.

Eli Pariser. / Knight Foundation CC by-sa 2.0 via Wikimedia Commons

Dans le détail, le simple fait de présenter une variété de points de vue peut avoir des conséquences négatives. Nous en avons tous fait l’expérience : si vous lisez un média qui est à l’opposé complet de vos convictions, tout ce que vous en retirez est une déduction que le camp d’en face est composé d’abrutis. Les médias très partisans, comme Fox News aux Etats-Unis, prennent depuis longtemps une apparence d’équité tout en présentant des opinions qui renforcent vos idées préconçues : ils présentent une version caricaturale de la position adverse, avant de la démonter. C’est très divertissant, mais cela n’incite aucunement à la réflexion.

Nous n’en sommes qu’au début de notre compréhension de ces phénomènes. Je pense qu’on peut mettre les gens dans un environnement qui favorise une réelle conversation. Savoir comment on crée ces espaces est l’une des grandes questions pour l’avenir. Restera à savoir si un modèle économique qui repose sur la publicité, et donc une forme de manipulation, est compatible avec ces aspirations.

Que pensez-vous de la solution évoquée par Jack Dorsey, le PDG de Twitter, qui a parlé d’un projet pour afficher des messages de personnes que vous ne suivez pas, et avec qui vous n’êtes pas d’accord ?

Cela peut être bon ou mauvais, tout dépend de la manière dont c’est mis en place. Si vous m’affichez une liste d’articles provenant de sources que vous ne lisez jamais, mais partagées par des personnes à qui vous faites confiance, c’est un service extrêmement utile. Si vous vous contentez de m’agresser avec des messages que je trouve révoltants, j’ai plus de doutes sur la démarche.

L’autre discours que l’on entend beaucoup dans la bouche des créateurs de réseaux sociaux, c’est « faites-nous confiance »…

Peut-on leur faire confiance ? La réponse courte est non. Pas parce qu’ils ne sont pas sincères ou volontaristes, mais parce que c’est presque impossible de construire une structure sociale qui marche pour des milliards d’utilisateurs dans tous les pays du monde. Ce n’est pas une tâche qu’une poignée de personnes est capable d’accomplir. Il n’y a pas « un algorithme pour les diriger tous » qui fonctionne pour 192 pays, sans écraser tout ce qui fait la richesse et l’individualité des pays.

La polarisation de la société n’est, cependant, pas uniquement causée par les réseaux sociaux.

Non. Il y a un réseau d’interactions très complexes entre les citoyens, les médias et les plates-formes, qui n’est pas le même aux Etats-Unis qu’en Europe, où il y a beaucoup de bons médias publics et des dynamiques politiques différentes. Aux Etats-Unis, la polarisation est aussi géographique, et c’est le cas depuis cinquante ans.

Par ailleurs, les médias sont tout à fait capables de polariser le débat sans l’aide des réseaux sociaux. Lorsque vous passez beaucoup de temps sur Internet, il est facile de croire que tout l’écosystème politique et médiatique est dominé par ce qui se passe en ligne. Mais nous n’en sommes pas là. La plupart des gens s’informent à la télévision. C’est un média en déclin, mais qui est toujours extrêmement puissant. Il faudra encore dix ans environ avant que ce qui se passe en ligne soit vraiment le moteur de la politique et des médias.

Il y a beaucoup de gens qui pensent que Trump a utilisé les réseaux sociaux pour influencer le vote des citoyens, et que c’est comme ça qu’il a gagné. Je n’y crois pas du tout. Trump et l’extrême droite se sont servis des réseaux sociaux pour peser, de manière très forte, sur les sujets abordés par les grands médias, ce qui a eu une influence sur le vote. Ce qui devrait concentrer notre attention, c’est ce double jeu qui permet à des théories conspirationnistes de passer dans l’espace public médiatique.

Vous semblez, malgré tout, optimiste sur l’avenir de l’information en ligne ?

Comme le disait Gramsci, j’ai le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté. Je ne sais pas comment nous allons résoudre tous ces problèmes, mais je sais qu’il est vital d’essayer. Nous parlons de phénomènes qui sont encore très jeunes – tant de choses ont changé en dix ans. Je ne pense pas que les plates-formes peuvent tout résoudre seules. Mais on voit de plus en plus de chercheurs, d’ingénieurs et de journalistes qui y travaillent ensemble.