Dix ans après la crise financière, « il ne faut pas compter sur le secteur pour être raisonnable »
Dix ans après la crise financière, « il ne faut pas compter sur le secteur pour être raisonnable »
Quelles conséquences ont eues la chute de Lehman Brothers et la crise financière de 2008 ? Nos journalistes Marie Charrel et Véronique Chocron vous ont répondu.
Fabien Dele : A la suite de la crise de 2008, est-ce que de réelles actions ont été réalisées ou pensées pour mieux nous protéger lors d’une crise à venir ?
Véronique Chocron : Oui, de réelles actions ont été engagées, mais d’une part elles peuvent être considérées comme insuffisantes, d’autre part elles commencent déjà à être remises en question, notamment par l’administration Trump aux Etats-Unis.
Avant la crise, les banques prenaient beaucoup plus de risques. Elles étaient beaucoup moins solides (elles avaient deux fois moins de fonds propres en réserve en face des crédits distribués). Elles étaient surveillées avec beaucoup plus de laxisme.
Le G20 (les 20 principales puissances de la planète) a voulu rendre le système financier plus résilient. Les banques sont aujourd’hui mieux capitalisées, mieux surveillées (avec l’organisation de tests de résistance exigeants, des contrôles fréquents). En France, à titre d’exemple, elles ont quasiment arrêté les activités spéculatives menées pour « compte propre », sans lien avec les clients, et celles qui en font encore ont dû séparer cette activité du reste de la banque. Reste que la finance est toujours plus complexe, et par nature risquée.
Calendes grecques : La crise des dettes souveraines en zone euro est-elle désormais une affaire réglée ?
Marie Charrel : C’est la grande question ! A première vue, tout est sous contrôle. Surtout depuis que la BCE, qui s’est dite en 2012 prête à faire « tout ce qu’il faut pour sauver l’euro », est à la manœuvre. Ses taux directeurs sont à zéro, elle rachète encore des dettes publiques sur les marchés. Elle réduit néanmoins peu à peu le rythme de ce programme, et elle remontera peu à peu ces taux dès la fin de l’année prochaine, maintenant que la croissance est de retour.
Si cette hausse est progressive, elle ne sera pas trop douloureuse pour les Etats. Mais un nouvel épisode de stress des marchés, par exemple lié à un épisode politique particulier, n’est pas exclu. II est possible que la machine spéculative s’emballe à nouveau : la Banque centrale européenne (BCE) a des armes pour l’éteindre, elles ont jusqu’ici toujours suffi, mais est-ce que ce sera toujours le cas à l’avenir ? Probablement, sauf peut-être dans le cas d’un Etat souhaitant sortir ouvertement de la zone euro.
Mosqito : L’une des causes de la crise de 2008 a été les « subprimes », touchées par l’effondrement de l’immobilier aux Etats-Unis. Certains à la BCE se sont alertés du marché de l’immobilier, dans les grosses villes européennes surtout. Mêmes causes, mêmes effets ?
Marie Charrel : Il faut distinguer les crises immobilières classiques (comme, en France, celle de la fin des années 1990, à la suite de l’éclatement de la bulle immobilière) de la crise des subprimes. Les crises classiques ont des conséquences problématiques pour les ménages voyant la valeur de leur bien baisser. Elles sont encore plus terribles lorsqu’ils se sont endettés à taux variables, et que le loyer de l’argent remonte : c’est ce que l’on a observé lorsque la bulle immobilière espagnole a explosé pendant la crise.
La spécificité de la crise des subprimes est que les emprunts immobiliers accordés à des ménages peu solvables avaient été « mélangés » avec des crédits sains, puis revendus sous forme de titres sur les marchés : c’est la fameuse titrisation. Cette technique n’est pas mauvaise par essence, mais dans le cadre des Etats-Unis, elle avait été utilisée avec excès. Trop de crédits avaient été accordés à des ménages peu solvables, si bien que lorsque les taux ont commencé à remonter, et que certains ménages n’ont plus été en mesure de rembourser, la valeur des produits titrisés contenant leurs crédits s’est effondrée… Et l’effet domino a commencé.
En France, le volume des crédits immobiliers est préoccupant. Mais l’essentiel des crédits aux ménages sont à taux fixes. Il n’y a pas de titrisation à outrance. Les risques sont donc plus limités.
Rohff : Un événement pareil peut-il se reproduire ?
Véronique Chocron : Tous les experts sont d’accord pour dire que oui, il y aura d’autres crises extrêmes, mais impossible de savoir si elles seront de même intensité, ni quand elles surviendront. Ni quel sera le point de départ. Notre système financier est instable par nature, et lorsque le souvenir d’une crise s’estompe, les acteurs de la finance poussent à la dérégulation. Les superviseurs doivent veiller à ce que la vigilance ne baisse pas.
Titrisé : La menace d’une prochaine crise majeure est-elle toujours d’actualité au regard du « shadow banking » et de son interconnexion avec les banques ?
Véronique Chocron : Oui, en effet, la « finance de l’ombre » (« shadow banking ») a beaucoup prospéré depuis la crise de 2008, en partie parce que ce secteur (hedge funds, fonds d’investissement, private equity…) a repris des actifs dont les banques ont dû se séparer pour respecter les nouveaux ratios de solvabilité imposés par les superviseurs bancaires.
Certains à la BCE pensent que la finance de l’ombre est un élément de fragilité du système qui pourrait faire partir une prochaine crise, d’autres sont plus sereins.
Nicolas54 : On entend énormément parler d’une future crise engendrée par un excès de liquidité.
Marie Charrel : C’est en effet l’une des grandes craintes. Pour soutenir le système financier puis relancer l’économie, les banques centrales des économies avancées (en particulier la BCE et la Fed, la banque centrale américaine) ont baissé leurs taux pendant la crise, puis ont lancé des programmes de rachats massifs de dettes publiques et privées. C’est ce que l’on appelle les injections de liquidités. Les taux bas ont permis de relancer le crédit aux entreprises, mais ont aussi facilité des placements plus risqués, voire la formation de bulles. Alors oui, cela pourrait engendrer une nouvelle crise.
L’agneau de Wall Street : Observe-t-on les mêmes excès en termes de bonus chez les traders ?
Véronique Chocron : Oui, les gros bonus sont de retour, aux Etats-Unis notamment. Les grandes firmes de Wall Street ont rapidement renoué avec des variables considérables. Au printemps, les traders de New York se sont vu attribuer des bonus quasiment aussi élevés (en moyenne) qu’avant crise. Mais l’Union européenne a adopté une règle vertueuse : le bonus ne peut plus excéder le montant de la rémunération fixe du trader.
Gege : Pensez-vous que le bitcoin puisse être considéré comme une future bulle spéculative ?
Marie Charrel : La difficulté, me semble-t-il, est que le bitcoin échappe aux cases. C’est à la fois une technologie, une forme de monnaie, un moyen de paiement et, aussi, un objet de spéculation. Le bitcoin et la blockchain, la technologie sur laquelle il repose, sont probablement une rupture technique, une innovation dont on ne mesure pas encore la portée. L’aspect spéculatif est nuisible, mais les monnaies numériques commencent à être régulées : de quoi, si elles sont bien conçues, éviter le scénario du pire.
KiKiTiTi : Une question me taraude toujours : si Lehman Brothers avait été sauvée à l’époque par les autorités financières américaines, la crise aurait-elle pu être évitée ?
Marie Charrel : Cette question taraude aussi MM. Bernanke et Paulson ! Personne ne peut dire ce qui se serait passé si Lehman Brothers avait été sauvée. A l’époque, les régulateurs américains, si l’on schématise beaucoup, désiraient montrer qu’ils n’étaient pas prêts à soutenir toutes les banques avec de l’argent public. Ils n’avaient pas mesuré la chaîne de domino financier terrible se tenant derrière Lehman Brothers.
Une chose est certaine : même si la crise avait été moins grave sans cet événement, d’autres déséquilibres majeurs étaient à l’œuvre dans le système économique et financier, comme l’excès de dette.
Pierre : Pourquoi personne ne fait rien pour changer le système économique actuel si on sait que des crises vont continuer à se produire ? Est-ce dans l’intérêt des banques qu’il y ait des crises (plus ou moins) régulièrement ?
Véronique Chocron : Non, ce n’est pas dans l’intérêt des banques, nombre d’entre elles ont d’ailleurs disparu avec la dernière crise, et toutes ont dû mettre en place une réglementation qui ne fait pas leurs affaires, notamment car elle a fortement raboté – en Europe – leur rentabilité. Mais une banque exerce une activité risquée par nature (prêter).
Avant la crise, rien ou peu de choses ne les a empêchées de prendre des risques démesurés et de spéculer. L’expérience montre donc qu’il ne faut pas compter sur le secteur pour être raisonnable. Il appartient aux superviseurs des banques et du système financier de ne pas relâcher son attention.
Cerclevicieux : Comment les banques centrales peuvent-elles faire pour baisser les liquidités (fin du QE et hausse des taux) sans pour autant provoquer la future crise ?
Marie Charrel : C’est toute la difficulté. D’autant que jamais, dans l’histoire, elles n’ont injecté autant de liquidité. Elles ont entamé leur retrait de façon très progressive et mesurée. Mais l’on constate déjà que la remontée des taux américains sème le trouble dans les pays émergents les plus fragiles (Argentine, Turquie, notamment). Leurs difficultés peuvent rester localisées. Ou s’étendre… Tout dépendra de l’habileté des banques centrales. Mais il est possible que la prochaine crise surgisse avant qu’elles aient suffisamment épongé les liquidités et remonté leur taux. Elles se retrouveraient alors très peu armées pour répondre à la récession.
Patrick : Quelles solution pour nous autres « petites gens » pour sauver notre pécule de la future crise à venir ?
Véronique Chocron : Les dépôts bancaires en Europe sont couverts en cas de défaillance d’une banque, à hauteur de 100 000 euros par déposant et par établissement.
Sapiens : S’il ne fallait retenir qu’une leçon de cette crise, laquelle serait-elle selon vous ?
Marie Charrel : Difficile d’en retenir une seule. La plus tragique des leçons est probablement que l’impact récessif des politiques d’austérité menées durant la crise a été largement sous-estimé.