Selon The Intercept, Google travaille sur un projet de moteur de recherche conformes aux exigences de Pékin. Six semaines après ces révélations, la polémique ne s’est pas tarie. / ALY SONG / REUTERS

Les dirigeants de Google pensaient peut-être qu’en se murant dans le silence la polémique se tarirait à la faveur d’une autre actualité. Las, un mois et demi après la révélation, par le site d’investigation The Intercept, d’un projet de lancer une version du moteur de recherche adaptée à la Chine, les ennuis s’accumulent pour le géant américain.

A commencer par plusieurs démissions de protestation. The Intercept en recense cinq, le site d’information BuzzFeed, sept. « En raison de ma conviction selon laquelle les différences d’opinion sont fondamentales pour le fonctionnement des démocraties, je me dois de démissionner afin d’éviter de contribuer à, ou de profiter de, l’érosion de notre protection des dissidents », a par exemple expliqué Jack Poulson, un chercheur en intelligence artificielle, dans des mots retranscrits par BuzzFeed.

Officiellement, Google avait retiré son moteur de recherche de Chine en 2010. Mais des documents internes obtenus par The Intercept, publiés en août, ont fait état de travaux sur une version modifiée du moteur de recherche qui serait conforme aux exigences de censure voulue par Pékin, avec sites et mots-clés interdits filtrés. Cette version de Google conforme à la censure d’Internet par la Chine, dont le nom de code est « Dragonfly », serait destinée aux smartphones et tablettes Android, le système d’exploitation mobile de Google.

Vendredi 14 septembre, The Intercept a publié davantage de détails sur le prototype qu’ont testé les employés de Google. Celui-ci bannirait des mots-clés comme « droits humains », « protestations étudiantes » ou encore « Prix Nobel » en mandarin. Mais surtout, selon The Intercept, il permettrait d’établir un lien entre les recherches d’un utilisateur et son numéro de téléphone — ce qui pourrait potentiellement mettre en danger les personnes faisant des recherches sur des sujets jugés problématiques par le régime chinois.

Pression d’élus américains

Google n’a pas souhaité réagir à ces dernières informations. D’une manière générale, l’entreprise se montre très discrète depuis la révélation du projet « Dragonfly » — dont elle n’a pas nié l’existence. « Cela fait plusieurs années que nous cherchons comment aider les utilisateurs chinois, en développant Android, avec des applications mobiles comme Google Traduction et Files Go, et nos outils de développement », avait déclaré Google peu après les premières révélations. « Mais notre travail sur la recherche est resté exploratoire, et nous ne sommes pas sur le point de lancer un produit de recherche en Chine. » Google n’a pas fait d’autres commentaires depuis.

Mais la presse n’est pas la seule à demander des comptes à Google. Un groupe de seize députés, démocrates et républicains, a adressé jeudi 13 septembre une lettre au PDG du groupe,Sundar Pichai, évoquant leur « sérieuse inquiétude ». « Nous avons pour responsabilité de nous assurer que les entreprises américaines ne perpétuent pas de violations des droits humains à l’étranger », ont-ils écrit, avant de demander plus de détails à l’entreprise sur le projet « Dragonfly ».

Au début d’août, six sénateurs avaient posé le même type de questions à Sundar Pichai dans une précédente missive. Sa réponse, très évasive, avait été jugée « décevante » par le sénateur de Virginie Mark Warner. Par ailleurs, la chaise laissée vide par Google lors d’une audition au Sénat, à laquelle le fondateur de Twitter, Jack Dorsey, et la numéro deux de Facebook, Sheryl Sandberg, ont répondu présent au début de septembre, n’a toujours pas été digérée par les élus, très remontés contre Google.

Fuites à répétition

L’entreprise doit aussi composer avec des fuites à répétition, ce à quoi elle n’avait pas été habituée, dans ces proportions, durant ses vingt années d’existence. La révélation du projet « Dragonfly » en est un exemple, tout comme celle de son partenariat — depuis abandonné — avec le Pentagone pour un projet d’analyse d’images de drone.

Autre événement sidérant pour la direction de Google : une de ses séances hebdomadaires de questions-réponses avec les employés, rendez-vous très suivi en interne, a été tweetée minute par minute le 17 août par une journaliste du New York Times… qui n’y avait normalement pas accès. La séance du jour devait être en partie consacrée à « Dragonfly » : les questions à ce sujet ont finalement été abrégées en raison de cette fuite, même si Sundar Pichai a pu y répéter que Google était encore « loin de lancer un moteur de recherche en Chine ».

Plus récemment, et sur un tout autre sujet, une vidéo interne montrant le choc des dirigeants de Google après l’élection de Donald Trump a aussi fait surface — alors que le président américain lui-même accuse l’entreprise de censurer les opinions conservatrices.

Cette série inédite de fuites, sur des sujets éminemment politiques, place Google dans une situation délicate. Alors que l’entreprise affiche, depuis son lancement, une volonté de « ne pas faire le mal », les critiques à ce sujet fusent en interne, qu’il s’agisse de défendre des valeurs plutôt libérales ou conservatrices. Et là où ces débats restaient jusqu’ici relativement circonscrits en interne, ils tendent à fuiter davantage depuis quelques mois, signe d’un malaise grandissant dans les rangs d’une entreprise où régnait, jusqu’ici, la culture du secret.