La forêt sauvage de Romainville bientôt transformée en « île de loisirs » ?
La forêt sauvage de Romainville bientôt transformée en « île de loisirs » ?
Par Lucien Jedwab
Les anciennes carrières de gypse de Romainville ont été colonisées pendant des décennies par la végétation et une faune qui s’y est abritée. Ce fragile espace de biodiversité unique à 2 kilomètres de Paris est aujourd’hui menacé
La tour hertzienne TDF de Romainville, conçue par l’architecte Claude Vasconi (1984). / L. JEDWAB/« LE MONDE »
Si le nom de Romainville est associé au fort (situé... sur la commune des Lilas) construit par Adolphe Thiers dans les années 1840, il l’est aussi à la tour hertzienne TDF de l’architecte Claude Vasconi, érigée en 1984, et qui domine de ses 141 mètres le paysage urbanisé environnant. Un paysage à l’étonnant relief, occupé sur une partie importante de sa surface (près d’une trentaine d’hectares) par une forêt. Une forêt... sauvage, dite de la corniche des Forts, qui a poussé là pendant des décennies, à l’abri de clôtures en interdisant l’accès.
Un des panneaux interdisant l’accès à la forêt de la corniche des Forts, à Romainville. / L. JEDWAB/« LE MONDE »
La raison de cet oubli des promoteurs et des urbanistes ? L’existence d’anciennes carrières de gypse, employé pour la fabrication du plâtre, extrait à ciel ouvert et dans d’immenses cavités du sous-sol. Utilisé de longue date, le site a connu un important développement après l’acquisition de la propriété du marquis de Noailles, dans les années 1830, par une société d’exploitation. Jusqu’à son abandon, après son épuisement, dans les années 1950. La fermeture de ses accès, pour des raisons de sécurité – des effondrements sont toujours possibles –, a ainsi eu pour conséquence sa colonisation par une végétation luxuriante et par une faune nombreuse et variée d’insectes, d’oiseaux et de mammifères.
Une forêt aux essences familières, mais pleine de mystère. / YANN MONEL
Conscients de son caractère exceptionnel, alors qu’un projet de « base de loisirs » somnolait dans les cartons de la région Ile-de-France, des riverains ont constitué une association, qui a alerté des paysagistes ou des scientifiques spécialistes du vivant. La concrétisation du projet, qui incluait un... « solarium », devait aussi – doit aussi – se traduire par des injections de béton, afin de consolider le sous-sol. Pour les botanistes ou ornithologues consultés, c’est l’ensemble des surfaces telles qu’elles sont aujourd’hui, avec une fréquentation humaine réduite et l’absence d’entretien, qui rend ce site unique, à 2 kilomètres de Paris.
L’objectif de l’artiste a su capter toute la poésie inquiétante qui se dégage de cet incroyable tapis végétal. / YANN MONEL
Pour les opposants au projet, il est encore temps de revoir la copie et d’éviter des erreurs irréparables. Ils rappellent que, en matière de biodiversité, détruire une partie d’un ensemble arboré n’est pas compensable par des replantations aseptisées. Que des espèces d’oiseaux protégées ou communes (qui disparaissent à une large échelle de nos paysages) ont besoin d’abris naturels, d’insectes et de plantes en symbiose pour se nourrir. Et que des cheminements sans danger peuvent être conçus pour l’observation discrète de la vie végétale et animale, sans qu’il soit nécessaire de répondre aux normes de circulation et d’accès des aires d’autoroute...
Des lianes au bord d’un chemin emprunté par de rares promeneurs aventureux. / YANN MONEL
Pour le naturaliste Georges Feterman, qui anime l’association A.R.B.R.E.S., « la priorité, y compris pour le bien-être des riverains, est de conserver un tel espace où la nature a repris ses droits », quand bien même il demeurerait inaccessible aux promeneurs. Le paysagiste Gilles Clément, créateur du concept de tiers paysage, et les signataires de la tribune publiée par Libération en juillet 2018 rappellent que la forêt de Romainville, « ce “poumon vert” de la Seine-Saint-Denis, est un écosystème précieux qu’il faut préserver ». Sauront-ils se faire entendre du conseil régional, alors qu’une première phase de travaux est déjà engagée ?
L’une des animatrices de l’association Les Amis de la corniche des Forts, Julie Lefebvre, veut le croire. Et de rappeler l’exemple de l’empereur Charles Quint lui-même, qui aurait asséné aux chanoines qui transformèrent, pourtant à son instigation, une partie de la Grande Mosquée de Cordoue en église : « Si j’avais su ce qu’il y avait ici, je n’aurais jamais osé [y] toucher. Vous avez détruit ce que l’on ne voyait nulle part pour construire ce que l’on voit partout. » Une sagesse hélas tardive.