Au Maroc, le hashtag #masaktach contre l’impunité des harceleurs
Au Maroc, le hashtag #masaktach contre l’impunité des harceleurs
Par Charlotte Bozonnet
#metoo en Afrique un an après (3/3). Entrée en vigueur en septembre, une première loi lutte contre les violences faites aux femmes mais reste largement incomplète.
Manifestation contre les violences faites aux femmes, à Rabat, en novembre 2013. / Youssef Boudlal / REUTERS
Le hashtag est apparu le 18 septembre sur Twitter, le jour même du placement en détention provisoire en France de la star marocaine Saad Lamjarred. Pour la quatrième fois, le chanteur de 33 ans aux millions de fans, adulé dans son pays natal, était poursuivi dans une affaire de viol. « On a demandé aux radios de bannir ses chansons de leurs ondes, raconte Sarah Rais, membre du mouvement #masaktach (« je ne me tairai pas »). C’était une façon de s’attaquer à un symbole de cette culture de l’impunité. » Sous la pression des réseaux sociaux, deux importantes radios musicales – Radio 2M et Hit Radio – annoncèrent ne plus faire la promotion du chanteur pour la première, suspendre provisoirement la diffusion de ses chansons pour la seconde.
La victoire peut paraître mince, mais elle révèle des débats croissants dans un pays où le harcèlement des femmes est monnaie courante, et où les agressions sexuelles sont souvent tues. Selon une étude approfondie menée par le Haut-Commissariat au plan marocain en 2010, 63 % des femmes avaient récemment subi « un acte de violence sous une forme ou sous une autre ». « Sur 9 millions de femmes âgées de 18 à 64 ans, près de 6 millions ont subi un acte de violence (…) durant les douze mois ayant précédé l’enquête, qui s’est déroulée entre juin 2009 et janvier 2010 », écrivait alors l’organisme public.
Agressions sordides
La journaliste Aïda Alami, qui vit en partie au Maroc, et collabore régulièrement au New York Times, a publié le 9 octobre un tweet demandant aux internautes leur « pire souvenir de harcèlement dans la rue ». Les réponses ne sont évidemment pas exhaustives mais donnent un aperçu de ce que vivent de nombreuses Marocaines au quotidien. « Pour moi, écrit@Lylou20, le pire c’est cet acharnement, cette répétition tous les jours, partout, quelle que soit ta tenue… C’est pas un gars en particulier, c’est le “psst” de l’un, suivi du “kss kss” de l’autre, du “manchoufouch” [“on peut pas mater ?”] du troisième, et le quatrième, cinquième, sixième, le tout sur une courte distance, tous les jours. »
Un homme, Anas Alaoui, raconte cette brève scène, vue à un arrêt de tramway à Rabat, d’un garçon à vélo, « 12 ans à tout casser », saisissant le sein d’une jeune femme qui marchait : « Pour lui, ce n’était rien. Une histoire à raconter aux copains, pour se marrer. Pour elle, je ne pense pas qu’elle réussirait à supprimer cette demi-seconde de sa mémoire. »
A côté de ces cas de harcèlement de rue, il y a aussi ces affaires d’agression, sordides, ultra-médiatisées qui secouent régulièrement le royaume. La dernière en date est celle de Khadija, une jeune fille de 17 ans, qui a raconté avoir été enlevée, torturée et violée pendant deux mois par une bande de jeunes dans la région de Béni Mellal (centre). Après la diffusion, le 21 août, de son terrible témoignage dans une vidéo, les réseaux sociaux et les médias du pays s’étaient enflammés, l’affaire provoquant des réactions d’effroi et des appels à la justice, mais aussi de nombreux commentaires mettant en cause l’adolescente.
Viol conjugal
« C’est à ce moment-là que la réflexion a commencé pour lancer #masaktach, souligne Sarah Rais. Comme à chaque fois, il y avait un débat sur la responsabilité de Khadija. Il faut arrêter de blâmer les victimes ! » Le collectif, qui réunit des femmes mais aussi quelques hommes, veut libérer la parole, convaincre les femmes de s’exprimer sur les réseaux sociaux, d’y raconter leurs histoires.
Khadija, 17 ans, a raconté, dans une vidéo diffusée en août, avoir été enlevée, torturée et violée pendant deux mois par une bande de jeunes dans la région de Béni Mellal, dans le centre du Maroc. / STRINGER / AFP
Avocate et membre fondatrice de l’ONG de défense des droits des femmes Mobilising for Rights Associates (MRA), Stéphanie Willman Bordat reconnaît que les choses sont en train d’évoluer. Un « contexte dynamique » qui ne peut faire oublier l’ampleur du phénomène. « Ces affaires très médiatisées, comme celle de Khadija, sont l’expression extrême de problèmes de fond qui se posent au quotidien dans la vie des femmes », rappelle-t-elle. La militante prend l’exemple de la loi 103-13, la première consacrée aux violences faites aux femmes. Entré en application en septembre après des années de mobilisation, le texte a été salué comme une avancée. Or il reste largement incomplet. Le viol conjugal n’y est toujours pas illégal ; les relations sexuelles hors mariage l’étant, elles, toujours ; la victime d’un viol risque toujours d’être poursuivie si elle ne peut prouver la contrainte.
Seule véritable nouveauté : le harcèlement sexuel dans les lieux publics est désormais puni par la loi. « Le problème, explique Stéphanie Willman Bordat, c’est que les lois criminalisent beaucoup de choses, mais elles ne disent rien s’agissant de la façon dont l’enquête doit être menée, ce qui constitue des preuves, comment les poursuites doivent être menées. C’est laissé à la libre appréciation des juges, de la police, etc. Or sans disposition de procédures adéquates, on n’arrive jamais jusqu’au procès. Les femmes le savent bien. »
Respect du consentement
La responsable associative cite l’exemple de la loi tunisienne adoptée en 2017 qui fixe, elle, en détail ce que la police, les juges et les procureurs doivent faire, ainsi que les sanctions auxquelles ils s’exposent en cas de non-respect des procédures. « Au Maroc, la loi n’établit ni les droits des victimes, ni les obligations de l’Etat », regrette-t-elle.
Aux lacunes de la législation s’ajoutent la corruption, l’éloignement des zones rurales, l’analphabétisme, le manque de confiance dans les institutions publiques, la pression de la société, mais aussi l’absence de mesures et de services de protection pour les femmes qui osent dénoncer. Le 29 septembre, une jeune femme de 20 ans a été poignardée à mort à Meknès par l’un de ses camarades de fac qu’elle refusait d’épouser. La victime et ses proches avaient pourtant tenté de faire cesser ce harcèlement.
Après ce nouveau drame, le mouvement #masaktach a lancé un hashtag #machi_b_sif (« pas sous la contrainte ») qui veut imposer le respect du consentement. « Les femmes expriment leur voix directement. C’est une nouvelle pratique, encourageante et c’est là la véritable caractéristique de #meetoo : les femmes se mobilisent elles-mêmes et non plus par la voix d’associations ou d’intermédiaires », note Stéphanie Willman Bordat.