Pourquoi il faut (re)lire Fabien Eboussi Boulaga
Pourquoi il faut (re)lire Fabien Eboussi Boulaga
Par Séverine Kodjo-Grandvaux
Décédé à 84 ans, le philosophe camerounais est l’un des penseurs africains dont l’influence aura déterminé les débats actuels sur la décolonisation du savoir.
Une œuvre exigeante, rigoureuse, sans concession. Le philosophe camerounais Fabien Eboussi Boulaga, décédé samedi 13 octobre à Yaoundé à 84 ans, était l’un des plus importants penseurs du continent. Ses ouvrages majeurs, La Crise du Muntu et Christianisme sans fétiche, auront marqué leur époque. Ces deux livres sont parus chez Présence africaine, en 1977 et 1981, en pleine période du débat sur la philosophie africaine.
Une controverse essentielle qui aura révélé les limites du savoir occidental sur l’Afrique et, surtout, son instrumentalisation par le pouvoir colonial. Et démontré que l’ethnologie et l’anthropologie sont des sciences coloniales qui alimentent le pouvoir et la domination de l’Occident. Les ouvrages sur l’Afrique sont alors l’œuvre d’administrateurs coloniaux tels Maurice Delafosse, Robert Delavignette, Henri Labouret. Leurs écrits constituent ce que V. Y. Mudimbe qualifie de « bibliothèque coloniale » dans The Invention of Africa, un ouvrage fondateur d’une nouvelle approche publié en 1988 aux Etats-Unis et toujours pas traduit en français. C’est le fondement même des savoirs africanistes qui est ébranlé. Les réflexions de Fabien Eboussi Boulaga et V. Y. Mubimbe obligent à repenser complètement la manière d’appréhender les réalités africaines.
Les enjeux sont cruciaux. Savoir s’il existe une philosophie africaine, comme l’affirme dès 1945 le missionnaire Placide Tempels avec sa Philosophie bantoue, et la définir. Rappeler à un Occident impérial qui a fait œuvre de décivilisation et de déshumanisation pendant plus de cinq siècles d’esclavage, de traite négrière et de colonisation, que les femmes et les hommes qui peuplent l’Afrique subsaharienne sont des êtres humains et que, en cela, ils possèdent la raison. C’est toute l’argumentation idéologique de l’entreprise coloniale qui est en jeu : si « l’Africain » possède des traditions de pensée, œuvres de la raison et non d’une « mentalité primitive » (Lévy-Bruhl), on ne peut pas le coloniser.
Limites de la négritude
Après l’ouvrage controversé de Placide Tempels, salué par Léopold Sédar Senghor mais vilipendé par Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme, toute une génération de philosophes africains partent à la recherche de philosophies locales, interrogent les mythes, les langues africaines, en quête de preuves, d’un certificat d’humanité. S’écrit alors ce que Fabien Eboussi Boulaga qualifie d’« ethnophilosophie » dans un article de 1968 qui fera date, « Le Bantou problématique ».
Tout comme Paulin Hountondji, Stanislas Adotévi, Marcien Towa et d’autres intellectuels nés sous la colonisation, le natif de Biafa (en 1934) démontre les limites aussi bien de la négritude que de l’ethnophilosophie. Il concède à cette dernière une volonté de penser les particularités que la philosophie, dans sa tradition occidentale, a rejetées en élaborant un faux universel mais analyse que ce « nous aussi, nous avons une philosophie » repose sur une aliénation, une demande de reconnaissance du maître.
Fabien Eboussi Boulaga en dates
17 janvier 1934 Naissance de Fabien Eboussi Boulaga à Bafia, au centre du Cameroun.
1955 Il devient jésuite après des études secondaires au petit séminaire d’Akono.
1969 Ordonné prêtre après des études de théologie, d’ethnologie et de philosophie à Lyon.
1977 Parution de La Crise du Muntu aux éditions Présence africaine.
1980 Il quitte l’ordre des jésuites et demande son retour à l’état laïc.
1981 Parution de Christianisme sans fétiche aux éditions Présence africaine.
1984 Il devient professeur de philosophie à l’université de Yaoundé.
1994 Il est nommé professeur à l’Institut catholique de Yaoundé.
1997 La Démocratie de transit au Cameroun, éditions L’Harmattan.
13 octobre 2018 Décès à Yaoundé, à l’âge de 84 ans.
Fabien Eboussi Boulaga prédit alors que la décolonisation se fera en plusieurs étapes. La première consistant, écrit-il dans La Crise du Muntu, à « récupérer le pouvoir colonial sans en changer ni la forme ni le contenu, en faisant comme si son organisation n’était que fonctionnelle, destinée à répondre aux besoins universels de l’homme en général ». Viendra ensuite le temps où ces formes et contenus devront être interrogés, ce qui suppose de questionner tout l’héritage colonial : les formes politiques transmises comme l’Etat-nation, dans le cas français, ou la démocratie, mais aussi épistémiques et religieuses.
De nombreux héritiers
Jésuite, Fabien Eboussi Boulaga critique le dogmatisme métaphysique du christianisme colonial et appelle à une « reprise africaine du christianisme » et à une philosophie de la libération. Il s’agit désormais d’« être par et pour soi, dans l’articulation de l’avoir et du faire, selon un ordre qui exclut la violence et l’arbitraire ». Le processus décolonial devient le chemin de la rédemption.
Les penseurs qui appellent aujourd’hui à une décolonisation du savoir, de l’art, de l’économie ou encore des mentalités, comme Achille Mbembe, Felwine Sarr, Souleymane Bachir Diagne ou Nadia Yala Kisukidi, ont entrepris une nouvelle étape en démontrant qu’il n’y a pas de monopole de la vérité. En cela, ils sont les héritiers de Fabien Eboussi Boulaga, qu’il est plus que jamais urgent de relire. L’on ne peut comprendre à quel point le renouveau de la pensée critique à l’œuvre actuellement sur le continent n’est aucunement un épiphénomène, mais une véritable lame de fond, si l’on ne perçoit pas à quel point ce processus est en maturation depuis un demi-siècle.