Reprise : « Le Fanfaron », mélancolique dolce vita
Reprise : « Le Fanfaron », mélancolique dolce vita
Par Samuel Blumenfeld
Le film de Dino Risi (1962), avec Jean-Louis Trintignant et Vittorio Gassman, ressort en salle dans une version restaurée.
La première époque du néo-réalisme italien racontait un pays détruit par la guerre et en butte à une pauvreté endémique. La seconde période, dans les années 1950, s’efforcerait d’ajouter une touche plus fantaisiste à la réalité sombre d’un pays. En 1962, lorsque Dino Risi s’attelle à la réalisation du Fanfaron, qui ressort aujourd’hui en version restaurée, les choses sont différentes. L’Italie rencontre à nouveau la prospérité et traverse ce qu’il est convenu d’appeler un miracle économique.
Pour le réalisateur italien, ce miracle comporte son versant obscur sur lequel il avait déjà posé, un an plus tôt, dans Une vie difficile, un même regard désenchanté. Jamais le vide spirituel de ce miracle économique n’aura été aussi bien incarné que par ce personnage grand et brun, faussement élégant, un hâbleur vivant au jour le jour, raciste et fourbe, sympathique et superficiel, incarné dans Le Fanfaron par Vittorio Gassman. Un enjôleur sans scrupules, un personnage très incarné, séduisant, mais repoussant une fois dépassé le stade des apparences. Un homme que Dino Risi regarde comme l’incarnation de l’Italien de l’immédiat après-guerre.
Le titre italien original du Fanfaron, Il Sorpasso, désigne le dépassement d’une voiture. Un titre assurément plus pertinent et complexe pour désigner la nature du film, un « road movie », et ce qui s’avère être son personnage principal, une Lancia Aurelia décapotable, stage ultime de la croissance italienne, après l’ère de la bicyclette puis celui de la Vespa. Apparue à la fin des années 1950, cette voiture représentait un idéal d’élégance et de raffinement. Un instrument de domination aussi. Celle qui vous autorise tous les dépassements en faisant fi des lois. Une fois lancée sur les routes de la côte toscane, passant devant les boîtes de nuit à la mode, les plages privées, les demeures d’aristocrates, cette voiture raconte une Italie de rêve correspondant à celle, réelle, que connaissait si bien Dino Risi et qui avait depuis longtemps cessé de l’impressionner.
Les sensations de l’opulence et de la vitesse
Cette Lancia Aurelia, vecteur de tous les fantasmes, était sans doute encore perçue sans filtre par le spectateur italien en 1962. Et c’est avec curiosité et envie que ce même spectateur regardait le jeune étudiant en droit incarné par Jean-Louis Trintignant, sorti de l’ennui de sa chambre et de ses livres par le propriétaire du bolide, monter dans le fauteuil passager de cet engin, à la manière d’un gagnant à la loterie, pour éprouver un 15 août, jour le plus creux de l’année, les sensations de l’opulence et de la vitesse.
Une des autres significations en italien d’« il sorpasso » désigne la supériorité sociale et intellectuelle. Le Fanfaron joue sur la polysémie de son titre original. Le « sorpasso » du film est aussi l’étudiant interprété par Trintignant, naïf, impressionnable, mais doté d’une remarquable faculté d’acuité. Une des idées de génie du film est de raconter cette histoire à travers ses yeux, à la manière d’un flux de conscience, où ce dernier constate la vacuité et la corruption de son compagnon en même temps que la tristesse de sa propre existence. Dino Risi jouait admirablement sur la dynamique entre ses deux comédiens. Vittorio Gassman, avec lequel le metteur en scène tournerait quinze films en trente ans, était son double. Trintignant, c’est différent. Risi n’en voulait pas à l’origine et s’était vu imposer par la production un comédien français.
Le regard perdu de Jean-Louis Trintignant
Dès qu’il avait croisé le regard perdu du jeune acteur, le réalisateur avait compris tout le parti qu’il pourrait en tirer. Cette position d’outsider, d’observateur, de poisson hors de l’eau imposée à Trintignant, permet d’activer de manière brillante la dynamique impulsée par le metteur italien, où les protagonistes de la dolce vita, nourris d’un bonheur éphémère, savent cette opulence inespérée sans lendemain. Lorsque les deux passagers écoutent, à bord de leur voiture, une chanson de Domenico Modugno, Vecchio Frack, sur un homme qui se suicide, ce n’est plus seulement la mélancolie de ce tube qui les atteint, mais la prescience de leur destin, la vanité de leur existence, l’idée que leur trajectoire, à la manière de la conduite de leur vie, s’effectue sans direction.
En 1962, personne n’attendait Le Fanfaron. Ni la critique, rétive au spleen déployé par cette comédie. Ni son producteur, persuadé de devoir mettre la clé sous la porte. Le public, parfois en avance, se montrant davantage sensible à l’envers du rêve italien, lui avait réservé un triomphe, conscient que Le Fanfaron s’imposait d’emblée comme le film emblématique de son époque.
Le Fanfaron ( bande annonce VF )
Durée : 01:41
Film italien de Dino Risi (1962). Avec Vittorio Gassman, Jean-Louis Trintignant, Catherine Spaak (1 h 42). Sur le Web : www.splendor-films.com/items/item/583 et www.facebook.com/solarisdistrib