« Au nom de quoi peuvent se justifier les assassinats de deux sages-femmes ? »
« Au nom de quoi peuvent se justifier les assassinats de deux sages-femmes ? »
Par Patricia Danzi
Pour la directrice Afrique du CICR, les meurtres de deux de ses employées au Nigeria rappellent le devoir de respecter le droit humanitaire international.
Dans un camp pour personnes déplacées à Rann, dans l’Etat de Borno, au nord-est du Nigeria, près de la frontière camerounaise, le 29 juillet 2017. / STEFAN HEUNIS / AFP
Hauwa Mohammed Liman, 24 ans, sage-femme, travaillait dans un hôpital soutenu par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) lorsqu’elle a été enlevée le 1er mars à Rann, dans l’Etat de Borno, au nord-est du Nigeria, affecté depuis des années par un féroce conflit armé. Elle a été tuée par ses ravisseurs le 15 octobre.
Un mois auparavant, le 16 septembre, Saifura Hussaini Ahmed Khorsa, 25 ans, elle aussi sage-femme du CICR, enlevée avec Hauwa, était assassinée dans les mêmes conditions et par le même groupe de l’Etat Islamique pour l’Afrique de l’Ouest.
Ces actes suscitent horreur, dégoût, indignation, désespoir et pour finir ces crimes constituent un nouveau coup très dur contre l’humanitaire et celles et ceux qui tentent de porter secours et assistance dans les zones de conflit.
Leur travail consistait à donner la vie !
Personnellement, en tant que directrice du CICR pour l’Afrique, je comprends les tensions qui existent entre différents systèmes de croyance. Je suis à la fois nigériane et suisse. Bien que je ne sois pas musulmane, certains membres de ma famille au Nigeria le sont. En revanche, ce que je ne peux pas comprendre, c’est qu’une idéologie puisse justifier ces meurtres. Hauwa et Saifura étaient sages-femmes. Leur travail consistait à donner la vie ! Ces jeunes femmes étaient aussi filles, sœurs, épouses et mères. Au nom de quoi peuvent se justifier ces assassinats ?
Lorsque des femmes décident de s’engager dans des activités de santé en zone rurale au nord-est du Nigeria, la décision à prendre n’est pas simple. Toute la famille – en particulier les maris et les pères – doit se mettre d’accord. C’est un point capital pour les familles et plus largement pour les communautés.
Saifura était une mère et une sage-femme dévouée. Ses proches la savaient aimante de son garçon de 2 ans et de sa fille de 5 ans. Pour autant, les enfants ne comprenaient pas bien l’absence de leur mère partie au printemps, là où l’appelaient son métier et son engagement. Hauwa, elle aussi, avait fait le choix de s’éloigner temporairement de sa famille pour assister les populations de Rann.
Courage et dévouement
A l’inverse de la sécurité relative que l’on peut trouver dans les grandes villes du Nigeria, travailler au Nord, en zone rurale, expose à des dangers, particulièrement pour les personnels de santé. Plus que jamais, leur courage et leur dévouement méritent respect et gratitude. La recrudescence de la violence contre la mission médicale, les personnels, les infrastructures sanitaires, les véhicules ambulanciers dans la plupart des conflits de la planète continue d’inquiéter le CICR.
Le Nigeria n’est pas le seul pays où le CICR est confronté aux prises d’otages ; une de nos infirmières, ressortissante allemande, a été kidnappée en Somalie en mai. A cela s’ajoutent les attaques contre des structures de santé au Soudan du Sud, au Yémen ou encore en Syrie ; attaques délibérées qui ont aussi pour conséquences de priver les communautés des soins dont elles ont désespérément besoin.
Mon expérience humanitaire m’a fait côtoyer la souffrance, dans des conditions parfois précaires de sécurité. Souvent me vient cette question : comment me comporterais-je si j’étais prise en otage ? Quel a été l’enfer vécu par Hauwa dès lors que Saifura était assassinée ? Savaient-elles que nous faisions tout ce qui était en notre pouvoir pour obtenir leur libération ?
Laisser un espace d’humanité
Aujourd’hui, je pense à elles, mais aussi aux autres victimes du conflit au Nigeria, aux filles de Chibok enlevées et pour certaines forcées de commettre des attentats-suicides. Certaines d’entre elles, libérées, reviennent enceintes. Leurs communautés les accepteront-elles ?
La mort de Hauwa et de Saifura me désole mais aussi m’interroge : quelle colère a pu conduire à ces crimes ? Combattre, tuer un ennemi est une chose, mais pourquoi organiser l’assassinat de deux sages-femmes au rôle déterminant pour la population de Rann, déjà fortement affectée par le conflit ? Que peuvent faire les organisations humanitaires face à une telle colère ?
Le droit international humanitaire a été créé pour limiter le comportement des combattants et celui de leurs donneurs d’ordres. L’objectif est simple : amoindrir le plus possible les atrocités et laisser dans tout conflit un espace d’humanité où, par exemple, population civile ou encore soignants doivent être, quelles que soient les circonstances, épargnés. La mort de Hauwa et de Saifura doit nous rappeler l’impérieux devoir de se battre sans cesse pour le respect du droit humanitaire international. Il en va de notre humanité comme il en est de la responsabilité de chacun d’entre nous.
Patricia Danzi est directrice Afrique du Comité international de la Croix-Rouge (CICR).