Cap Juby au milieu des années 1920, étape incontournable sur la route de l’Aéropostale, où Antoine de Saint-Exupéry sera nommé chef d’aéroplace de 1927 à 1929. / Fondation Latécoère

Le matin est frais, il n’y a pas un brin de vent. L’avion dans lequel Le Monde Afrique a embarqué pour suivre le raid Aéropostale-Latécoère, de Toulouse à Dakar, a laissé Marrakech dans son sillage. Flight level : 75 ; Cap : 240°. Le DR-400 atteint maintenant son niveau de vol de 7 500 pieds (2 300 mètres) et se dirige vers le sud-ouest à environ 220 km/h, sa vitesse de croisière. Les 180 CV du moteur ronronnent à 2 500 tours/minute, loin de la zone de vibrations.

Présentation de notre série : Dans le sillage de l’Aéropostale

Sur la gauche de l’appareil, les montagnes de l’Atlas sortent de la brume dans une lumière tamisée. Il n’y a pas une âme qui vive, pas une habitation. Vu d’en haut, c’est un somptueux désert minéral qui se dévoile. On s’imagine slalomer entre les vallées, raser les sommets et les cols. « Tout paraît tellement calme, se félicite Ronan Goujon, aux commandes de l’appareil. C’est pour vivre des moments comme celui-là que je participe à ce raid et que j’aime piloter. » Près d’une heure après son décollage, l’avion survole Agadir et son port. Un vent de sable se lève.

A l’aéroport de Tan-Tan, où il faut refaire le plein, le temps semble s’être arrêté. Les bidons d’essence (de l’Avgas 100LL, un carburant issu d’un mélange spécialement conçu pour les avions à moteur à pistons) sont roulés au sol jusqu’au pied des appareils. C’est avec une pompe manuelle qu’il faut ensuite remplir les réservoirs, et la quantité de carburant est jaugée avec un manche à balai gradué enfoncé dans le bidon.

Lors d’un ravitaillement à l’aéroport de Tan-Tan, au Maroc, au cours du raid Latécoère-Aéropostale. / Julien Masson

L’avion longe à présent la côte Atlantique vers le sud. Entre les quelques villages de pêcheurs, il n’y a rien. Sur la gauche, des dunes de sable à perte de vue. A main droite, l’immensité de l’océan. Des falaises hautes de quelques dizaines de mètres marquent le point de rencontre entre ces deux univers qui se livrent une bataille continuelle. Attaquée par les vagues et la montée des eaux, la roche s’effondre dans la mer. Le temps joue contre elle et le combat est perdu d’avance.

La peur des pannes et des enlèvements

Cette partie de la côte paraît inhospitalière. A l’époque de la ligne Aéropostale, elle était redoutée. Autour de Cap Juby, une dizaine de pilotes, comme Marcel Reine et Georges Pivot, vont connaître l’angoisse des pannes moteur et la peur d’être kidnappé par des tribus maures. En novembre 1926, Henri Erable et Lorenzo Pintado, à cause d’une durite d’essence bouchée par le sable, furent contraints de se poser en catastrophe. Ils seront abattus par des R’Gueibat cachés dans les dunes. Le pilote Léopold Gourp, qui les accompagnait, sera capturé blessé. Il mourra après sa libération, à l’hôpital de Casablanca, des suites d’une blessure par balle à la jambe et d’une amputation.

Cap Juby, en octobre 1928. De gauche à droite : les pilotes Don Moron et Emile Lécrivain, l’interprète El Baum, Antoine de Saint-Exupéry et Guillermo de la Pena, commandant du fort espagnol. / Fondation Latécoère

Pour son sens du dialogue et ses qualités d’ouverture, Antoine de Saint-Exupéry est nommé en 1927 chef d’aéroplace à Cap Juby, alors sous administration espagnole. Il est nommé par Didier Daurat, l’exigeant chef d’exploitation de la ligne, qui ne cesse de marteler que « le courrier doit passer » malgré les pannes, les conditions de vol très difficiles et les risques d’enlèvement. Celui qui est entré chez Latécoère un an auparavant va avoir pour mission d’améliorer les relations de sa compagnie avec les dissidents maures d’une part, les Espagnols d’autre part, mais aussi de négocier la libération des pilotes retenus en otages.

C’est là, entre le désert et l’océan, qu’il va se découvrir une passion pour le Sahara et qu’il va écrire Courrier Sud. C’est également ici, dans une forteresse rudimentaire faite de hauts murs blancs, qu’il esquissera les contours de son Petit Prince, qu’il publiera à New York en 1943 : « J’ai toujours aimé le désert. On s’assoit sur une dune de sable. On ne voit rien. On n’entend rien, annonce son jeune héros après être descendu de l’astéroïde B 612. Et cependant quelque chose rayonne en silence. Ce qui embellit le silence, c’est qu’il cache un puits quelque part… »

Au cœur de la région du Rio de Oro, le chef d’aéroplace scrute le ciel en attendant les avions pendant la journée. La nuit, à la lueur d’une lampe à pétrole et parce que le lit est inconfortable et trop petit – il place une caisse d’emballage au bout pour l’allonger de quelques centimètres –, il écrit. « Quelle vie de moine je mène ! Dans le coin le plus perdu de toute l’Afrique, en plein Sahara espagnol. Un fort sur la plage, notre baraque qui s’y adosse et plus rien pendant des centaines et des centaines de kilomètres, raconte-t-il à sa mère. On peut aller sans danger jusqu’à la mer. Ça fait au moins vingt mètres. Je fais cette promenade plusieurs fois par jour. Mais si tu t’éloignes, tu reçois des coups de fusil. Et si tu dépasses cinquante mètres, on t’envoie rejoindre tes aïeux ou on t’emmène en esclavage, ça dépend de la saison… »

Pour tuer le temps, il fume beaucoup et apprivoise notamment un « adorable » fennec, ce petit mammifère des déserts connu pour être le plus petit membre de la famille des renards. Il va s’y attacher. Dans Le Petit Prince, c’est le renard qui va prononcer l’une des plus belles citations de son œuvre : « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. » Sur cette terre désolée, Saint-Exupéry va nouer un lien très fort avec la nature. « On est en contact avec le vent, avec les étoiles, avec la nuit, avec le sable, avec la mer, écrit-il dans Terre des hommes. On attend l’aube comme le jardinier attend le printemps… Je ne regrette rien. Tout de même, je l’ai respiré le vent de la mer. »

A Tarfaya, un musée Saint-Exupéry

Près de quatre-vingt-dix ans plus tard, une légère brise souffle sur la piste de Cap Juby et la ville de Tarfaya qui la touche. Le DR-400 amorce sa descente, évite d’un coup d’aile deux antennes de communication quasiment dans l’axe de la piste et se pose sur ce terrain en sable aménagé une fois par an pour les participants du raid Latécoère.

Avec émotion, Albane de Saint-Exupéry, arrière-arrière-petite-nièce de l’aviateur-écrivain, installée au poste de commandant de bord, atterrit à son tour après un passage dans le ciel des armées de l’air marocaine et française. Son père, Hervé, officier pilote de chasse, est à ses côtés. C’est la première fois que des Saint-Exupéry reviennent ici. « Je ressens un sentiment de fierté quand je repense à Antoine, explique Albane, 19 ans et déjà titulaire de son brevet de pilote privé. En survolant l’immensité du désert et en réalisant le manque de fiabilité des avions de l’époque, je me dis que lui et tous les autres avaient un courage incroyable. Je suis également reconnaissante au raid de permettre à tous les passionnés d’aviation de se poser sur cette piste chargée d’histoires. »

Albane de Saint-Exupery, arrière-arrière-petite nièce de l’aviateur écrivain, après son atterrissage sur la piste de Cap Juby, le 3 octobre. / Pierre Lepidi

La chaleur est accablante. Dans le centre de Tarfaya, ville côtière qui doit compter près de 9 000 habitants, les rues sont désertes. Un sandwich fourré aux sardines fait office de déjeuner.

A quelques minutes de marche de la piste se trouve le musée Antoine-de-Saint-Exupéry, qui a ouvert ses portes en 2004. « Le raid Latécoère rappelle à tous les Tarfaouis leur histoire », explique Sadat Shaibata, président de l’association des Amis de Tarfaya et responsable de cet établissement qui rassemble des cartes et des documents consacrés à la ligne et à l’aviateur-écrivain : « On a besoin de ce type d’événement pour nous rattacher à notre passé. Il permet aussi à la population locale de s’ouvrir au monde. C’est important de tisser des liens de fraternité. » Parmi les différentes manifestations de solidarité organisées par le raid, comme la transmission de lettres aux enfants des écoles, il y a, depuis quelques années, l’ouverture d’une bibliothèque à Tarfaya.

La nuit scintille maintenant de milliers d’étoiles. Autour du feu allumé au centre du bivouac, les rêves se dessinent. L’atterrissage sur la piste mythique de Cap Juby a déjà conforté une vocation. « Je suis venue participer au raid en tant que passionnée d’aviation et en tant que passagère, explique Lyse De Quillacq, étudiante en histoire de l’art à Rennes. J’ai beaucoup appris depuis notre départ de Toulouse. J’envisage maintenant de passer mon brevet et de revenir ici, mais cette fois comme pilote. »

Dans le sillage de l’Aéropostale : sommaire de notre série

Un siècle après le lancement de la célèbre ligne aérienne, le journaliste du Monde Afrique Pierre Lepidi a embarqué à bord d’un avion du raid Latécoère, qui, du 27 septembre au 5 octobre, a relié Toulouse à Dakar.

Présentation De Toulouse à Dakar, dans le sillage de l’Aéropostale

Episode 1 « Toulouse-Dakar à bord d’un Broussard, c’est le rêve d’une vie »

Episode 2 Quand Jean Mermoz bronzait à Barcelone entre deux vols

Episode 3 De l’Espagne au Maroc, l’impression de survoler un cimetière en pleine mer

Episode 4 « En atterrissant à Marrakech, j’ai reconnu le quartier où j’ai grandi »