« Sophia Antipolis » : plongée dans le vide sidéral du technopôle
« Sophia Antipolis » : plongée dans le vide sidéral du technopôle
Par Mathieu Macheret
Le réalisateur Virgil Vernier sonde les vies solitaires et les surfaces vitrifiées de ce « non-lieu ».
Bien loin des tentatives de « cinéma de genre » à la française qui se contentent souvent de recopier les recettes américaines, les films de Virgil Vernier, 42 ans, sont parmi les plus inquiétants, troubles, sombres et chargés d’effroi du paysage hexagonal. Sans doute parce qu’ils s’attachent précisément à ce paysage, dont ils auscultent les interstices, les failles, les renflements, dans leur étrangeté propre et leur part d’ombre. Dans la continuité d’Andorre (2014), sur les simulacres commerciaux de la principauté pyrénéenne, et de Mercuriales (2014), qui gravitait dans l’orbite des tours de la porte de Bagnolet, Sophia Antipolis sonde les surfaces vitrifiées du fameux technopôle des Alpes-Maritimes et se présente comme une nouvelle variation sur l’idée de « non-lieu », ces zones indéfinies et acculturées du territoire qui répondent à d’autres logiques et à d’autres proportions que celles de l’existence humaine.
Sauf qu’ici le non-lieu ne constitue plus seulement un motif, mais le sujet même du film. Sophia Antipolis tourne, en effet, autour d’un cadavre carbonisé, celui d’une jeune fille, retrouvé dans des bureaux vides, drame dont les circonstances resteront floues jusqu’au bout. Compte moins ici l’élucidation de ce fait divers, centre aveugle et béance du récit, que le climat d’effroi qu’il recouvre, la violence latente qui l’entoure et la trame qui le relie à un petit groupe de personnages, apparemment sans rapports, mais qui ont tous en commun de vivre dans le même périmètre.
Au fil des rencontres et des croisements
On circule ainsi entre une clinique esthétique où de très jeunes femmes viennent se faire refaire la poitrine, comme si leur vie en dépendait, une secte néomystique qui se prépare à la chute de la civilisation et recrute de nouveaux membres en faisant du porte-à-porte, et une milice d’autodéfense, qui prétend se substituer au recul des forces de l’ordre et se lance dans de redoutables opérations punitives.
Des personnages s’en détachent et nous entraînent, au fil des rencontres et des croisements, dans chacun de ces groupes, par une contamination hasardeuse de solitudes diverses qui définit, en elle-même, la progression du récit.
Une veuve d’origine vietnamienne prisonnière de son inactivité, une mère de famille dont l’une des filles s’est évadée du foyer, un ancien matelot de la marine nationale reconverti en agent de sécurité, son collègue repenti d’un passé de délinquant, une adolescente solitaire marchant sur les traces d’une amie disparue…
Des personnages qui ont tous en partage des gouffres affectifs, du manque, de l’absence, du vide, de l’ennui, de l’attente, de la négativité ; en somme une forme d’indéfinition et de perméabilité qui semblent dessiner les contours d’une condition postmoderne. Impression trouble redoublée par la mise en scène, mélange indémêlable de documentaire et de fiction, quête hybride de naturel et de distanciation, où des situations réelles sont recomposées et rejouées par des acteurs non professionnels.
Ce que le film poursuit, à travers ces situations, c’est un sentiment sourd et presque engourdi de fin du monde, qui recouvre au moins deux sens. D’abord, le sens historique d’un essoufflement civilisationnel, puisque chacun se prépare au pire ou ressent l’imminence d’une catastrophe.
Mais aussi un sens topographique : Sophia Antipolis, de par son urbanité déshumanisée, son architecture glaciale et son côté « en toc », est l’endroit où le sens commun, la collectivité, tout ce qui faisait du monde une expérience partageable, s’arrête brutalement, n’a soudainement plus cours. Jadis pointe d’une modernité qui paraît aujourd’hui révolue (le rêve urbaniste des années 1960), le lieu concentre tous les maux et angoisses contemporains : isolement, repli, paranoïa, division des êtres, glaciation des échanges, menace diffuse… Le règne du faux, le songe monstrueux d’une ville complètement lisse, les bouffées violentes d’un inévitable refoulé social ont poussé l’humanité dans ses ultimes retranchements, que circonscrit avec une panique froide, unique en son genre, la caméra de Virgil Vernier.
Film français de Virgil Vernier. Avec Dewi Kunetz, Hugues Njiba-Mukuna, Lilith Grasmug (1 h 38). Sur le Web : www.shellac-altern.org/films/502