Route du rhum : « La victoire de Joyon est liée à l’engagement surhumain d’un type de 62 ans »
Route du rhum : « La victoire de Joyon est liée à l’engagement surhumain d’un type de 62 ans »
Propos recueillis par Simon Auffret
Pour Christian Le Pape, directeur du pôle Finistère course au large, le scénario rocambolesque de l’édition 2018 fait entrer la victoire de Francis Joyon dans l’histoire de la course transatlantique.
Vidéo : Francis Joyon célèbre sa victoire de la Route du rhum
Durée : 01:37
En s’imposant avec seulement sept minutes et huit secondes d’avance sur le bateau de François Gabart, le skippeur de 62 ans Francis Joyon a remporté, dimanche 11 novembre, la deuxième course la plus serrée de l’histoire de la Route du rhum depuis sa première édition, en 1978. Un exploit individuel pour remporter une symbolique opposition de style : à 35 ans, son dauphin incarne une génération de skippeurs plus jeunes, à la barre de bateaux Ultimes neufs et misant sur les nouvelles technologies des foils, ces appendices posés sur la coque des voiliers qui leur permet de naviguer au-dessus de l’eau dans certaines conditions.
Pour Christian Le Pape, directeur du pôle fédéral de voile Finistère course au large, les multiples accidents connus par les Ultimes pendant la course ne remettent pas en cause la pertinence de cette évolution technologique, qui devrait bientôt être adoptée par tous dans la catégorie reine de la voile. L’entraîneur loue la performance historique de Francis Joyon et la résistance de François Gabart, qu’il a accueilli en stage de préparation avant la Route du rhum – avec trois autres équipages Ultimes sur les six engagés dans la compétition.
Qu’est ce qui a permis à Francis Joyon de s’imposer en Guadeloupe : une excellente stratégie de course ou le retard pris par François Gabart, ralenti par des avaries ?
Un petit peu des deux, mais c’est extrêmement difficile de relativiser cette victoire parce qu’elle est belle, elle est honnête, elle est méritée. La réussite de Joyon est liée à son personnage, à l’engagement surhumain d’un type de 62 ans. Cela met l’humain au niveau qui est le sien dans la course au large : le skippeur n’est pas au-dessus de la technologie mais il faut que les deux fonctionnent en harmonie, et cela a été le cas.
François [Gabart] a dû littéralement ramper pendant une grande partie de la course après avoir cassé son safran droit et son foil gauche. C’est comme courir avec le bras droit cassé et la jambe gauche cassée, ça vous donne une idée de la difficulté ! Il a quand même fini le parcours dans les temps du record de l’épreuve, et il faut imaginer ce que cela aurait été avec un potentiel resté intact.
Cette Route du rhum est aussi historique parce qu’elle rassemble tous les ingrédients médiatiques : un jeune et un vieux, un presque chauve et un blond à la chevelure abondante, un bateau âgé de 12 ans et un autre tout juste rénové pour voler. Sans oublier un contournement de la Guadeloupe très critiqué, mais qui donne toute l’intensité à cette arrivée serrée. Il y a tous les arguments du mélodrame fantastique. C’est l’émotion qui explique l’engouement des spectateurs au départ de Saint-Malo, comme devant leur écran à quatre heures du matin pour suivre la fin de l’épreuve.
Est-ce que cette édition de la Route du rhum confirme la bonne place de l’école française de la course au large sur la scène internationale ?
Les Français sont partout à l’international, et c’est ce dont nous sommes le plus fiers. Ils ont prouvé que la Route du rhum était une aventure mais aussi du sport de très haut niveau. On a ce mélange en une semaine : les fantastiques bateaux qui volent au départ, les drames des abandons, heureusement avec une seule balise d’urgence et aucun disparu. Tous les ingrédients sont là pour rendre cette course fantastique.
Ils sont tous issus de la filière, sauf Francis Joyon : il n’est pas dans une logique fédérale parce que ce n’est pas son truc, il est à part de tout système et je trouve que ça rend le scénario assez séduisant. Les gens que l’on a entraînés dans le cadre de la fédération n’ont pas gagné, ce qui est toujours frustrant, mais l’entraînement ne peut pas compenser un déficit de fiabilité pour un bateau, ou d’expérience pour un skipper.
Quatre des six Ultimes engagés ont connu d’importantes avaries. Est-ce qu’il y a une leçon à tirer de cette épreuve pour la technologie des bateaux volants ?
Les conditions météo défavorables n’ont pas permis à ces bateaux volants de montrer toutes leurs capacités. Ils sont vraiment comme des albatros, leurs ailes de géants peuvent les empêcher de marcher. En vol, ils sont magnifiques, mais quand on leur coupe une partie des ailes, cela ne fonctionne plus. Cette déconvenue est un soubresaut de l’histoire de la course au large, un compromis permanent qui procède par cycle. Les bateaux volent dans certaines conditions, mais pas dans des conditions extrêmes.
Par ailleurs, si ce type de foils est une révolution pour les monocoques, c’est une simple évolution pour les multicoques. Le bateau de Francis Joyon en est aussi pourvu, mais ils viennent seulement soulager le bateau, pas le faire voler. C’est un bateau qui a gagné trois fois la Route du rhum, ce qui constitue aussi une leçon d’humilité : le temps de stabilisation des bateaux est déterminant, et les dernières innovations des foils sont récentes. Michel Desjoyaux, par exemple, a bien parlé de la jeunesse de la flotte des Ultimes, qui a besoin de temps pour devenir très efficace, mais elle le sera sans aucun doute.
En quarante ans, les bateaux ont multiplié leur vitesse par quatre, et la Route du rhum durait vingt-deux jours en 1978 contre sept jours aujourd’hui. Il n’y a pas beaucoup de disciplines sportives ou technologiques qui peuvent s’en vanter : ni la voiture, ni la moto, peut-être même pas l’avion n’ont connu de telles évolutions en termes de vitesse.