Comment Stan Lee a révolutionné l’industrie du comics
Comment Stan Lee a révolutionné l’industrie du comics
Par Pauline Croquet
En rompant avec le super-héros classique et en cimentant un univers cohérent au sein de Marvel, la légende la BD américaine, morte lundi, a durablement marqué l’industrie de Marvel.
Il était l’un des derniers artisans de l’âge d’argent du comics, une période faste de la BD américaine s’étalant sur la décennie 1960 : l’auteur new-yorkais Stan Lee est mort lundi 12 novembre à 95 ans. Les nombreux hommages saluent l’inventeur de très nombreux super-héros du panthéon Marvel – Spider-Man en tête –, mais aussi un malicieux grand-père amateur de tapis rouges et d’apparitions clins d’œil dans les blockbusters. Epaulé par des dessinateurs de talent comme Steve Ditko ou Jack Kirby, cette personnalité hors norme et à l’ego souvent critiqué a su révolutionner l’industrie du comics. Parfois dans un souci pratique, mais aussi par « génial opportunisme » selon la critique.
Rompre avec le super-héros classique
Un aperçu de Spider-Man, premier super-héros adolescent de premier plan. / MARVEL
Au début des années 1960, Stan Lee, qui a déjà une vingtaine d’années de carrière derrière lui, est le premier à esquisser des super-héros à hauteur d’homme, des figures qui souffrent des mêmes problèmes que les lecteurs, souvent des adolescents. Jean-Marc Lainé, spécialiste du comics et auteur de la biographie Stan Lee : Homère du XXe siècle (Fantask, 2016), explique :
« Contrairement à la génération précédente où les super-héros sont intégrés dans la société, sans aspérité, Stan Lee a créé des héros avec des problèmes, des handicaps, des soucis de la vie quotidienne. »
Ainsi, Tony Stark (Iron Man) a pu souffrir d’alcoolisme ou de problèmes cardiaques. Doctor Strange est, quant à lui, un chirurgien qui ne peut plus se servir de ses mains.
« Stan Lee aimait que ses personnages aient une mission en tant que super-héros, mais aussi en tant qu’humains. Daredevil peut à la fois combattre le crime comme avocat ou en tant que justicier. Et il est parfois confronté au choix de devoir abandonner son métier, ses convictions, pour mener sa mission », complète Jean-Marc Lainé. De nombreuses pages de leur histoire sont d’ailleurs consacrées à leur vie civile.
Mais c’est probablement Peter Parker, le jeune new-yorkais derrière le masque Spider-Man, qui incarne le mieux cette nouvelle façon de voir les héros : issu des bas quartiers, peu populaire auprès de ses camarades et perclus de doutes. « Autrefois, les adolescents étaient relégués au rang d’acolytes de super-héros comme Robin dans Batman. Ici, ils occupent le premier rôle », rappelle le biographe.
Un univers cohérent, cimenté autour de New York
Cette nouvelle ligne éditoriale plus humaine, qui a pu relancer le succès de Marvel dans les années 1960, résulte d’un certain pragmatisme, selon Jean-Marc Lainé : dès la fin des années 1950, Marvel est à deux doigts de mettre la clé sous la porte, notamment parce qu’il essuie une crise de la diffusion de ses publications. « Le patron Martin Goodman est amené a faire affaire avec une autre société de diffusion qui appartient à DC, son concurrent, qui lui a imposé des conditions très strictes. Dès Les Quatre Fantastiques, Marvel a fait en sorte de développer des histoires de super-héros qui seraient différentes de celles de DC pour ne pas s’attirer ses foudres. Par exemple, en évitant les costumes ou les identités secrètes. » Et a ainsi modernisé le genre.
Se relevant à peine de la faillite, Marvel n’embauche à l’époque que peu de personnel, ce qui oblige les employés, à l’instar de Stan Lee, à endosser plusieurs casquettes et occuper une place prépondérante dans la réalisation des différentes séries. Tandis que chez le concurrent DC, les hits que sont Batman et Superman ont chacun une équipe éditoriale distincte, un seul homme chapeaute l’ensemble de la création : Stan Lee. « Jusqu’en 1965-1966, il écrit quasiment tout, supervise tout et teste beaucoup d’éléments narratifs pour voir ce qui marche auprès des lecteurs. Même quand il délègue une série, ce n’est que très momentané. Il a donc développé une vision d’ensemble sur la quinzaine de titres publiés à l’époque, il savait où étaient ses personnages, n’en abandonnait jamais, invitait des héros d’une série à une autre », relate Jean-Marc Lainé.
L’écrin de cet univers : New York, la ville de la rédaction de Marvel et que ses auteurs connaissent comme leur poche. « La décision de poser les héros à New York est indépendante de Stan Lee, elle vient avec la naissance de Captain America en 1940, précise Xavier Fournier, journaliste spécialiste du comics. Mais c’est lui qui va représenter la ville de façon plus réelle et urbaine avec ses spécificités de quartier, des personnages qui emploient l’argot de la ville », ajoute-t-il.
Le culte de l’auteur
A la manière de Walt Disney ou de Hitchcock, Stan Lee a durablement et systématiquement rattaché son nom et sa personnalité à la production éditoriale de Marvel. A la sortie de la seconde guerre mondiale, le métier d’auteur de comics était dédaigné, et les noms étaient rarement désignés pour éviter notamment aux éditeurs de reconnaître des droits aux dessinateurs. Stan Lee va faire tout l’inverse en citant et mettant en scène l’ensemble de l’équipe, des dessinateurs Jack Kirby ou Steve Ditko jusqu’aux encreurs et secrétaires. Sans oublier de se mentionner. Même quand il ne tient plus le crayon, le label Stan Lee presents s’impose sur l’ensemble du catalogue.
Un culte de la personnalité à double tranchant : on lui a souvent reproché de s’arroger le travail d’autrui et de prendre toute la lumière. « C’est une position très ambivalente. Stan Lee a mis en vedette son équipe tant qu’il n’était pas question de finances, tenues par Martin Goodman d’une main de fer », rappelle le biographe Jean-Marc Lainé. « On pourrait comparer ici Stan Lee à Steve Jobs, le fondateur d’Apple », estime le journaliste Xavier Fournier. « Ce n’est pas lui qui a soudé les ordis, mais il a su révolutionner son domaine avec un cahier des charges précis, il a su incarner la marque. »
Entretenir le fan-club
Un aperçu d’une page de « Bullpen Bulletin » dans les années 1960. / MARVEL
« Excelsior ! » Depuis l’annonce de sa mort, les hommages à Stan Lee sont quasiment tous ponctués de ce slogan dont il revendiquait une certaine absence de sens mais qui concluait ses tribunes et adresses aux lecteurs de Marvel Comics. Car s’il s’inspire des habitudes d’autres éditeurs de pulps ou d’historiettes qui avaient instauré des courriers et club des lecteurs, Stan Lee va embrasser totalement ces espaces dans les magazines de Marvel et systématiser ces rendez-vous. « Avec son courrier des lecteurs et le “Bullpen Bulletin” qu’il publie dans les BD, Lee met en scène la vie de l’entreprise et la popularité de ses propres créations dans une logique de fan-club », relate Libération.
Une forme d’engagement politique
« Black Panther », par Jack Kirby. Il s’agit du premier super-héros non seulement noir, mais africain. / MARVEL
Si les éditeurs de comics sont toujours soucieux de ne pas provoquer les conservateurs ni éveiller les foudres de la Comics Code Authority qui – jusqu’en 2011 – censurait toute aspérité et toute revendication dans les cases des bandes dessinées, Stan Lee, à l’écoute de son temps, va parfois s’emparer des thématiques et représentations sociales de l’époque. Au mitan des années 1970, il a d’ailleurs ignoré l’avis de l’autorité quand celle-ci a désapprouvé une histoire de Spider-Man où Stan Lee, à la demande du département américain de la santé et de l’éducation, avait confronté un des personnages aux dangers du LSD.
En 1966, en pleine bataille pour les droits civiques, Stan Lee donne également vie à Black Panther, le premier super-héros non seulement noir, mais africain. « Dans ses éditoriaux, il est souvent question de lutte contre le racisme », évoque le journaliste Xavier Fournier :
« Son concurrent DC était à l’époque beaucoup plus intéressé par la place des femmes, mais encore conservateur sur la question raciale. En 1968-1969, on assiste à une multiplication des personnages noirs chez Marvel. Il y a notamment le Faucon, mais aussi Joseph “Robbie” Robertson rédacteur en chef du “Daily Bugle”, qui prodigue des conseils à Peter Parker. Il va aussi se moquer assez tôt du Ku Klux Klan. »
Dans les scripts des X-Men, il détricote également tout le registre de la ségrégation, de la différence, de l’exclusion. « L’engagement politique de Stan Lee, c’est quelque part le refus de tout dogmatisme », estime Jean-Marc Lainé. « Sans militantisme mais à travers des histoires où il confronte ses héros comme les X-Men ou les vengeurs à des groupuscules motivés par le racisme, il invite les lecteurs à se méfier des gens qui leur disent comment penser. »