« Gilets jaunes » : « On a l’impression d’être des moins que rien »
« Gilets jaunes » : « On a l’impression d’être des moins que rien »
Par Aline Leclerc, Lucie Soullier
Les participants au mouvement que « Le Monde » a rencontrés évoquent les difficultés des fins de mois et leur ressentiment contre la classe politique.
Parce qu’ils ont réuni des centaines de milliers de personnes devant une vidéo de « ras-le-bol », sur une pétition ou parce qu’ils se sont investis au-delà des réseaux sociaux, ils sont à l’avant-scène de la mobilisation du 17 novembre. Témoignages de quelques « gilets jaunes », parmi les dizaines rencontrées par Le Monde au cours de la semaine.
Steben Lebee : « Vous avez vu combien gagne un député ? »
Est-ce parce qu’il est nourri des dessins animés que regardent ses trois enfants qu’il élève seul que Steven Lebee, 31 ans, évoque un mouvement « Robin des bois », « qui prendrait aux riches pour donner aux pauvres » ? « C’est caricatural, se reprend-il, mais vous avez vu combien gagne un député ? » Lui a arrêté de travailler après son divorce, il y a trois ans, pour s’occuper de ses enfants de 5, 7 et 8 ans. Aujourd’hui au RSA, il vit à Cluses (Haute-Savoie). « Je vois de mes yeux la France d’en bas, glisse-t-il. Le fossé se creuse. » Electricité, gaz, assurances, carburant, loyer, il a vu toutes ses charges augmenter ces dernières années. « Les fins de mois, c’est très très compliqué. Et je ne vous parle pas des cadeaux de Noël… » Désireux de ne plus faire partie « de ceux qui râlent sans rien faire », il a vite rejoint l’équipe qui met à jour la carte de France des points de blocage des « gilets jaunes ». « On a l’impression d’être des moins-que-rien. Les politiques ne nous écoutent pas. On n’est plus en démocratie. » Lui qui ne vote pas plaide pour une « assemblée citoyenne », moins éloignée du quotidien des Français.
Franck Buhler : « On m’a traité de facho »
Frank Buhler répond « juste » à ce message avant, promis, de « lâcher » son téléphone. Ce qui n’empêche pas son portable de vibrer toutes les quinze secondes sous la charge des réseaux sociaux. Un journaliste britannique de la BBC vient même d’essayer de le contacter sur Twitter, pour évoquer la mobilisation contre la hausse des carburants, mais « pas seulement ».
Attablé dans un café, Frank Buhler n’est pas peu fier de se retrouver « sous les feux de la rampe », depuis qu’il a poussé son « petit coup de gueule » sur Facebook. Sa vidéo compte aujourd’hui près de 4,5 millions de vues. Ironie de l’histoire : le quinquagénaire ne sait finalement pas s’il se joindra aux blocages. Peut-être « tentera-t-il », mais loin de son domicile. « Là où personne ne me reconnaîtra. » Ce community manager de Montauban ne se sent plus tout à fait le bienvenu depuis que son identité partisane a été découverte : ancien cadre du Mouvement pour la France de Philippe de Villiers, Frank Buhler est récemment passé de l’ex-Front national au parti souverainiste de Nicolas Dupont-Aignan, Debout la France.
Un militantisme qui a agacé plusieurs organisateurs des « gilets jaunes ». Eux répètent que leur mouvement est « apolitique ». « J’ai même plus les mots tellement ça m’énerve », se contient Brice Telki, face caméra et cigarette à la main. Le jeune agent de sécurité, pompier volontaire et chef de file des « gilets jaunes » à Saint-Etienne, a appelé à supprimer la vidéo de Frank Buhler, parce que, « du coup, des gens disaient que c’était repris par la fachosphère ». Même hantise de la récupération politique pour le routier de Seine-et-Marne Eric Drouet, qui évoquait Frank Buhler en ces termes, fin octobre : « Il fait pas du tout parti du mouvement, il a juste fait une vidéo de soutien mais nous on le soutient pas du tout. »
Frank Buhler, lui, se défend de « faire sa pub » sur le dos du mouvement. Sa carte d’adhérent à Debout la France est « rangée dans un tiroir jusqu’au 18 », assène-t-il. Seulement le militant a posté sa fameuse vidéo sur son blog politique, dénommé « Patriosphère Infos », et confie lui-même l’avoir d’abord partagée sur des groupes « patriotes », sur Facebook. S’en est suivie une « explosion délirante » de partages « jusque sur le groupe des Amis du camping-car ». Par des internautes qui n’avaient donc aucune idée que M. Buhler partageait certaines des thèses de l’extrême droite.
Paroles de « gilets jaunes »
Depuis, « on m’a traité de facho un nombre de fois incalculable », résume celui qui serine qu’« on ne peut plus rien dire » et chérit Vladimir Poutine. En décembre 2017, un message sur Twitter aurait entraîné son exclusion du FN. « Pauvre inculte, les “chiffres arabe” viennent d’Inde ! Ils ont juste été “transportés” en occident par les arabes. Les arabes n’ont JAMAIS rien inventé. Problème de QI ? », avait-il écrit en réponse à un internaute. « J’ai conscience que, sorti du contexte, c’est limite… J’aurais dû dire “la civilisation arabe” », se défend-il, insistant pour que soit bien écrit que c’est lui qui a démissionné du FN.
Frank Buhler ne voit pas pourquoi il devrait « renier » ce qu’il pense pour pouvoir enfiler un « gilet jaune ». « Ok j’ai mes idées, ok je suis contre les migrants mais là, c’est autre chose », conclut-il en « rêvant » d’une journée où Jean-Luc Mélenchon, Laurent Wauquiez et Marine Le Pen défileraient main dans la main. En face, les porte-drapeaux du 17 novembre rêvent, eux, justement, d’une journée sans eux.
Priscilla Ludosky : « C’était trop cher pour mon budget »
Jamais Priscilla Ludosky, 33 ans, n’aurait pensé que la pétition qu’elle a lancée en ligne un jour de ras-le-bol serait signée par plus de 850 000 personnes. Convergeant avec celles d’autres internautes, son initiative a participé au lancement des « gilets jaunes ». « L’augmentation des taxes au nom de la transition écologique, c’est complètement hypocrite, estime cette habitante de Savigny-le-Temple (Seine-et-Marne). On a mis la charrue avant les bœufs. »
Comment éviter la voiture quand les interconnexions entre villes de banlieue sont encore quasi inexistantes ? Quand la ligne de RER qui dessert sa ville est saturée ? « Je prenais les transports en commun tous les jours quand je travaillais à la banque. Mais maintenant que j’ai créé mon entreprise, ils ne me permettent pas d’assurer mes rendez-vous quotidiens. » Elle a lancé une boutique en ligne de cosmétiques bio. Propriétaire, elle aurait voulu acheter plus près de Paris pour réduire son temps de transport. « Mais c’était trop cher pour mon budget. »
L’augmentation du prix de l’essence ne fera pas couler son entreprise. « Mais l’argent que je mets dans le transport aurait pu servir à payer autre chose. » Elle espère que le mouvement poussera notamment le gouvernement à renoncer aux futures augmentations des prix du carburant.